Les carnets noirs
126 pages
Français

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Description

Justine Mauduit est la mère de « huit-z-enfants ». Pour chacun, elle note sur un carnet noir tout l’argent qu’ils ont coûté depuis leur naissance. Le destin capricieux prêtera-t-il main-forte à cette paysanne dans la mission qu’elle s’est fixée : récupérer chaque sou dépensé par les siens ?

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 11
EAN13 9782812933752
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0022€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Colette Tessier



Les Carnets noirs















Colette Tessier , née en 1920 en Touraine, a obtenu le prix des Écrivains de l’Ouest pour sa nouvelle Le Lupeux. Dans son premier roman, Les Carnets noirs , s’exprime tout son talent d’écrivain.








À Hélène et à Bernadette







I




Elle marquait tout dans des petits carnets. Tout ce qu’elle dépensait pour ses enfants. Huit enfants ; huit petits carnets noirs couverts de moleskine, toujours en train. À chaque nouvelle naissance, elle en achetait un nouveau chez l’épicière du carroir 1 d’« Ormeau ».
La première chose qu’elle inscrivait était les frais de sage-femme, puis elle le refermait, l’étiquetait du nom de l’enfant et le rangeait avec les autres, en pile sur une planche de l’armoire. Une belle pile déjà, haute, étroite et noire, funèbre au milieu du linge éblouissant de blancheur.
Quand elle en terminait un, portant le nom de Raoul, de Marie ou de Vovonne, il allait rejoindre, dans une petite caisse en bois, tout à fait dans le bas de l’armoire, le nombre impressionnant de ceux qu’elle avait remplis depuis la venue au monde de son premier-né.
Ils attendaient là, le jour du grand compte définitif…
D’ici là, c’était une comptabilité quotidienne. Chaque soir, elle mettait ses carnets à jour, quand son homme était parti se coucher. Il était ouvrier agricole, rentrait harassé, s’occupait du jardin, dînait, soignait l’âne et, rentrant dans la chambre, tombait dans son lit comme un bœuf abattu par la masse du tueur.
Elle sortait ses petits carnets de l’armoire et l’ardoise où les dépenses de la journée étaient marquées au fur et à mesure. Pendant que les aînées faisaient la vaisselle et passaient le café pour le lendemain matin, elle posait tout son attirail sur la table. Son expression n’était pas celle du comptable morne et résigné qui s’installe devant le pensum insipide et routinier de ses chiffres, elle faisait penser à l’amateur de mots croisés ou de patiences jouissant de sa détente de fin de journée : « Ah !… voilà le meilleur moment !… »
Elle s’absorbait tellement dans ses transcriptions qu’elle n’entendait pas les petites quand elles allaient rejoindre leurs frères et sœurs déjà endormis. Elle leur avait d’ailleurs défendu de la troubler dans ses comptes en venant l’embrasser pour lui souhaiter le bonsoir. Les enfants se retiraient sans bruit, en chuchotant le plus bas possible.
Leur mère alignait ses chiffres, en face d’un litre de lait pour le petit dernier ; d’une bobine de fil sur le carnet d’Albert, le chenapan toujours en loques, plus le salaire d’une demi-journée de raccommodeuse… Il ne fallait pas non plus oublier le flacon de Marie-Rose sur le carnet de Vovonne, une enfant insupportable qui se frottait toujours aux pouilleuses de l’école.
Quand l’ardoise n’était pas complètement recouverte de cette petite écriture griffue qu’elle tenait des bonnes sœurs qui l’avaient eue dans leur école, elle se tourmentait, hantée par la crainte d’avoir oublié quelque chose. Et elle se disait qu’elle interrogerait les enfants le lendemain, les grands, qui faisaient les commissions en revenant de classe. Il ne faudrait surtout pas qu’elle l’oublie… Mais il n’y avait pas à le redouter, sa préoccupation, automatiquement, réapparaissait quand elle se retrouvait seule dans le lit, aux aurores, après le départ de son homme, nanti du casse-croûte préparé pour lui de la veille sur le coin de la cheminée.
Elle entendait alors Jeanne ou Élise qui remuaient les casseroles dans la cuisine. Bientôt une fillette arrivait avec le bol de café au lait pour sa mère, en marchant à petits pas car il y avait en équilibre sur le bord de l’assiette, sous le bol, deux grandes tartines beurrées.
Avant qu’elle ne reparte, elle entendait sa mère lui demander :
– Tâche de te rappeler ce que toi ou tes frères vous avez rapporté hier des commissions…
Les grands partaient en classe après leur toilette faite sur l’évier. Ils s’entraidaient, les aînés débarbouillant les plus jeunes, les faisant déjeuner.
Ensuite, elle se levait pour s’occuper des derniers, fortifiée par son petit déjeuner au lit : « Me faut ça, se disait-elle chaque matin, j’y tiendrais pas autrement. » Sage raisonnement au fond. Elle était petite et frêle, toute en nerfs. C’étaient ses nerfs qui la tenaient tout au long de la journée, car elle ne flânait pas, remuant tout le temps, ne serait-ce que pour organiser le travail de ceux qui l’entouraient. S’activer pour faire travailler les autres, ça fatigue. Et pour elle, cette remarque n’a rien d’une boutade ironique. Il est juste de reconnaître qu’elle travaillait beaucoup, mais elle choisissait ses occupations, celles qu’elle aimait : briquer sa petite maison, gratter son jardin, ramasser son produit, utilisant tout sans rien laisser perdre, pas le moindre pissenlit poussé au hasard et nullement dans le but de servir de salade, humble voisin des superbes laitues, courir offrir lesdites laitues à ses pratiques de la ville haute, et les jours de marché s’acquitter d’un tas de courses que des enfants ne sauraient faire…
Elle remuait beaucoup, dans le fond, d’une vivacité d’écureuil dont elle avait aussi un peu le visage, avec ses yeux de rongeur et ses petites bajoues rebondies comme si elle avait toujours deux noisettes calées de chaque côté des maxillaires.
Elle se serait reposée, la nuit, sans son homme. Quand elle se couchait après son laborieux rapport comptable, il avait déjà fait un bon somme. Elle avait beau se glisser comme une anguille entre les draps, les soulevant à peine, il la sentait…
Sa grande carcasse se frôlait à elle, cherchait son corps maigrichon. Ses bras qui maniaient tout le jour les gros outils oubliaient la douceur, dans le désir qu’il avait d’elle. Il lui faisait mal rien qu’à lui serrer avec une brutalité, pourtant sans méchanceté, le corps contre lui. Il n’était pas plus bavard dans ses étreintes que dans la vie, mais souvent semblait vouloir dire sa tendresse inexprimée par des caresses maladroites, avant de la prendre. Elle n’y répondait pas, pensant qu’il était inutile de prolonger toute cette histoire… Qu’on en finisse tout de suite, puisqu’il fallait y passer !
C’était son devoir, disait le curé au début de son mariage, quand elle avait encore le temps de pratiquer, selon l’habitude prise avec les bonnes sœurs de l’école.
Après, c’était la même chose. Elle n’entendait pas qu’il s’attarde à des gestes agaçants, et dégoûtants d’ailleurs, sur son corps recru. Son affaire faite, qu’il la laisse se retourner et dormir en paix…
Elle avait sommeil, et mal aux reins. Tout de suite, l’amour lui donnait l’impression d’une brisure de ses reins. Une douloureuse brisure. Et puis, lui aussi, il fallait qu’il se lève tôt le lendemain et ne manque pas son travail. La ferme des Rebertières était loin et il y allait à pied. Ce qui faisait dire aux gens du pays que Justine rencontrait : « Ah ! on n’a pas besoin de demander qui passe au petit jour, quand on entend saboter dans la rue ! »
Elle en ressentait une sorte de vanité qui corsait l’agrément qu’elle avait, un moment chaque matin, à jouir seule du lit déserté. Il n’empêche qu’elle répondait avec un sourire aigre : « On peut penser ce qu’on veut : quand on est ben au chaud dans son lit, c’est pas ben grave d’être réveillé avant les cloches par un travailleur qu’a dix bouches à nourrir… » Sûr que c’était lui, bien avant l’angélus, qui faisait ouvrir l’œil de l’un, soupirer ou grogner l’autre. « Tiens, voilà le père Périvier qui passe… » Sûr qu’il était le premier à faire résonner les rues encore endormies du village. Il lui fallait le traverser de bout en bout, les Rebertières se trouvant situées sur l’autre versant du petit vallon, à trois kilomètres après la sortie du bourg. Il passait la rivière sur le petit pont auprès du moulin, remontait la pente raide derrière le chevet de l’église et, grimpant toujours, enfilait la rue principale qui mène à la place du marché. Les maisons s’y étageaient d’inégales hauteurs et, entre elles, la sonorité d

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