Les Lignes
134 pages
Français

Les Lignes , livre ebook

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134 pages
Français

Description

Maltraité à l'école, abandonné à l'Assistance publique puis accueilli par une famille rustre, Titi, jeune homme sarcellois est accusé du meurtre d'un instituteur pétainiste à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il s'engage alors dans le bataillon d'infanterie légère d'outre-mer en Extrême-Orient pour combattre en Indochine ; le souvenir d'un regard turquoise le hante. C'est une histoire de punis et de pauvres qui sont souvent les mêmes. Habités par la souffrance, ils se vengent sur ceux qui les aiment. C'est pour cela qu'ils ne sont jamais heureux.

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Date de parution 31 mai 2019
Nombre de lectures 0
EAN13 9782140122835
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

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Extrait

à la în de la Seconde Guerre mondiale. Il s’engage alors dans le bataillon d’infanterie légère d’outre-mer en
d’un regard turquoise le hante.
vengent sur ceux qui les aiment. C’est pour cela qu’ils ne
Hervé Cellier
Les lignes
Roman
Les lignes
© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris www.editions-harmattan.frISBN :978-2-343-17549-2EAN :9782343175492
Hervé CellierLes lignesRoman
Du même auteur Éditions L’Harmattan La démocratie à l’école. Apprendre, mais ensemble, 2000 Collection Savoir et Formation La précocité intellectuelle : le défi de la singularité, 2007 La démocratie d’apprentissage, 2010 Collection Terrains Sensibles Algérie France : jeunesse, ville et marginalité,2008 (en collaboration avec Abla Rouag) Réussite éducative : une expérimentation sociale à Romans-sur-Isère, 2012 (en collaboration avec Philippe Pourtier) Les jeunes face à l’exclusion, 2013 (en collaboration avec Abla Rouag) Démarche qualité dans l’enseignement supérieur,2013 (en collaboration avec Ali Kouadria et Abdallah Loucif) L’approche par compétences dans l’enseignement supérieur, 2018 (en collaboration avec Ali Kouadria et Radja Bouzeriba) Hors collection En apparence,Nouvelles,2015 Presses Universitaires de France Une éducation civique à la démocratie, 2003 Difficultés de lecture : enseigner ou soigner?2004 (en collaboration avec Claudette Lavallée) Éditions Hachette Situations violentes : comprendre et agir, 2005 (en collaboration avec Rémi Casanova et Bruno Robbes)
Prologue L’instant est dépassé. Le présent, ses odeurs, ses sons, ses émotions. Ce que nous entendons et ce que nous voyons ne sont pas de même ancienneté. Nos attitudes lanternent aussi. Nous sommes enlisés dans nos réactions différées. Le temps de notre mémoire, au contraire, s’inscrit dans la durée. Ce sont des images qui font naître cette histoire. Des vies confondues. Un mouvement qui palpite, mais jamais ne s’arrête. Le temps est une pulsation. Le présent n’existe pas. Son présent, mon présent, ne peuvent-ils pas se trouver et est-il vrai que les séparations sont une chance de rencontre ? Bien sûr, se séparer pour grandir, mais grandir sans ceux qui nous ont nourris est-ce envisageable ? Nous sommes sembla-bles et différents, indéfiniment habités des autres dont nous devons pourtant nous départir pour nous retrouver nous-mêmes. Existons-nous réellement, sinon dans ces multiples récits qui s’entremêlent, se démêlent, s’emmêlent de nouveau au point de ne plus savoir ce qu’ils sont ? En qui, en quoi existons-nous vraiment ? N’est-ce pas présomptueux de courir après une distinction de nos semblables alors que nous nous confondons toujours plus en eux ? Mon regard s’est très souvent arrêté sur ceux que l’on rejette, qui ne partagent pas les codes communs et qu’assez vite on exclut pour en faire des repoussoirs. Une sorte d’image concave, rehaussant la convexité qui nous unit aux autres. Ces douces courbures de l’identique, qui rassurent, protègent, standardisent. Quelle arrogance de se sentir appartenir à une communauté ! Cette fusion primaire, cette éloquence du collectif, la logomachie ou le verbiage consacré du groupe qui
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dit en être, tout en érigeant la distinction. J’ai suivi des causes, des communautés, jusqu’à instituer des théories en vérités. De cette distinction dont Bourdieu nous a tant parlé aux théories de la reconnaissance, de Hegel à Honneth.Croire immodé-rément en la lutte et l’amour illimité d’une poignée d’humains acquis à la même cause : lutter contre l’oppression des autres, pour le bien commun, espérer outrageusement en la libération par le savoir et la connaissance : n’affirmera-t-on jamais assez que les assassins des siècles passés furent éminemment cultivés… Ni pitié ni condescendance. Encore moins un désir insidieux de faire le bien, de rendre justice, d’apaiser la douleur ou la souffrance : c’est tout cela en même temps. Et, en même temps, le contraire. En vérité, je ne veux pas être comme les autres c’est tout. J’interdis qu’ils m’imposent leurs sourires entendus. Je prohibe leurs moqueries partagées. J’exècre leurs appartenances confortables. À cause d’elles je pourrais presque devenir acceptable. Je hais les ligues, les confréries, les corporations, les comités, les rassemblements, les alliances. Toutes ces coalitions d’intérêts, ces complicités de façade, ces rapprochements de bienveillan-ces privilégiées, ces sollicitudes adressées et confidentielles et pourtant je suis curieux des autres… Peut-être n’ai-je rien à faire. Aux terrasses des cafés, observer, rêver... Dans mon armoire, enfant, j’ai commis un vol… Fin novembre, alors que nous nous acheminions vers l’école, couverts de gants, de bonnets et de pull-overs tricotés par nos mères, arriva Rollot. C’est ainsi que le maître avait nommé le nouveau venu. Il était apparu avec un regard furtif balayant alternativement l’espace, passant d’un mouflet à l’autre, le fixant sans toutefois s’attarder, enregistrant hostilité ou vague semblant de compassion. Il avait une botte de paille mal taillée au sommet du crâne, ébouriffée, d’où exhalaient des odeurs de fenaison, de sous-bois, de fumier de cheval. La peau blanche de ses doigts rougis par le froid était couronnée d’ongles noirs bordés d’engelures. Il était là.
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En blouse grise — alors que nous avions tous des paletots — et qui semblait déjà, dans les années 60, appartenir à une autre époque. Il parlait peu. Dans la cour de l’école, en récréation, j’avais fini par me trouver assis près de lui sur un genre de muret, à l’abri des vents qui le balayaient. Il avait froid, il se protégeait. Collé contre le ciment jusqu’à faire corps dans une sorte de gris échange, il comprimait ses mains contre une pierre qui peinait à lui restituer un semblant de chaleur. Il ne claquait pas des dents, ne disait rien collé à la maçonnerie. Il faisait dix degrés au-dessous de zéro, les pieds nus dans d’indéfinissables baskets. Je pris l’habitude de l’observer. Plusieurs fois, des grands tentèrent de le faire déguerpir de son bout de ciment. Il manifesta une telle sauvagerie, contrastant avec la prostration dont il témoignait le plus souvent durant ces moments de récréation, que les intrépides s’en retournèrent couverts de griffures sanguinolentes. Seul le froid était un adversaire à sa mesure. Il me sembla même que son air renfrogné n’exprimait qu’une fierté : celle du faible qui a l’outrecuidance de résister aux frimas. Pourtant, cette sensation diffuse qu’il s’agissait là peut-être d’une énergie vitale sans laquelle il serait anéanti, ne m’empêcha pas, un soir, de remplir en cachette mon cartable d’une ou deux paires de chaussettes de laine que ma mère m’avait tricotées. À la sortie de l’école, avec une tête de conspirateur, je les donnais à Rollot. Le lendemain, il ne vint pas. Le surlendemain non plus. J’appris qu’il avait déménagé. Jamais je ne le revis. Ma mère s’aperçut de la disparition des chaussettes. Elle en parla à mon père. Ils déboulèrent tous deux un soir dans ma chambre en quête d’une explication. Je ne dis rien d’abord, puis, sous la menace et la pression, j’avouai mon forfait. Ils furent surpris lorsque je leur déclarai qu’il était injuste que Rollot ne disposât pas de chaussettes à mettre dans ses immondes godasses. Coup de théâtre, alors que je m’attendais à être vertement tancé, mes parents me regardèrent avec des yeux baignés d’amour, heureux d’avoir engendré un enfant pétri de tant de générosité. J’étais foutu.
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Absout de mon forfait j’entrais, sans le savoir, dans la communauté compassionnelle du pauvre qui prend pitié d’un plus pauvre que lui. Je n’aime pas les groupes, mais j’aimais ma famille. Qu’il était doux, mais illusoire qu’elle me reconnaisse à cet instant comme l’un des leurs ! N’allais-je pas naviguer une vie de concorde dans le cotonneux fourvoiement d’une fusion protectrice ? Cette illusion, exportée du fantasme de l’entente, n’allait-elle pas se contrefaire pour donner à voir une unité de façade, une unité d’appartenance ? Rien de cela en réalité. Juste la permanente et obsessionnelle sensation d’être toujours observé.
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1 I En septembre 1942, l’abbé Fort, curé de Sarcelles avait fort à faire avec ses jeunes ouailles. Né à la fin du dix-neuvième siècle, il portait beau ses cinquante années au service de Dieu avec une santé le faisant craindre alentours. – Toi, qu’as-tu fait ? Était la formule consacrée à partir de laquelle il prodiguait tour à tour ses récriminations, ses conseils et ses sermons. Puissant et insistant le « toi » dispensé aux jeunes comme aux vieux débutait irrémédiablement ses phrases. Il terrorisait la conscience des Sarcellois et Sarcelloises adultères ou tentés de l’être en cette période de désarroi, présidait avec autorité et prestance les activités musicales, gymniques et éducatives du patronage, regroupées sous l’estampille éloquente de l’Avenir de Sarcelles. Il conduisait solennellement à leur dernière demeure les civils qui avaient eu l’outrecuidance de trépasser quand de jeunes soldats, envoyés au front ne donnaient plus signe de vie. À l’occasion, aux adolescents de son troupeau, efflanqués par les privations de nourriture, néanmoins revêches comme le sont tous les adolescents, il administrait en un clin d’œil une paire de baffes salutaires, éducative et sacrée qui les réintroduisait illico, un peu sonnés, dans le droit chemin du respect des aînés, de la politesse et du silence qui sied à tout nouveau venu dans l’existence. Son autorité c’était — été comme hiver — une soutane noire élimée, un antique feutre à larges bords, une voix de basse et une pogne massive et leste. Tout le monde le craignait même l’instituteur du village — car Sarcelles était un village — et l’école du centre, au creux de la rue centrale justement, à quelques centaines de mètres de la mairie, accueillait l’ecclésiastique qui dispensait
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