Les marcheurs de Bougreville : T3
208 pages
Français

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Les marcheurs de Bougreville : T3 , livre ebook

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Description

Ce tome 3 est encore l'allégorie des êtres enclos dans leur destin et qui, dans cet enclos, marchent et cherchent leur bonheur. L'auteur du tome 1, qui remporta le Prix National Bernard Dadié du jeune écrivain 2016 (du premier roman), parle, ici, de Jargal, de Mambi, de Makane et des autres.

Informations

Publié par
Date de parution 01 mai 2017
Nombre de lectures 18
EAN13 9782372230599
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0500€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

CIV 3059
Pour ceux qui ont aimé le Tome 1 et le Tome 2.
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La dernière fête
— Ce que j’ai vu dans mon rêve d’hier nuit n’augure rien de bon, entonna Makane, d’une voix brouillée par une peur indicible… Des centaines de stratus et de cumulus, certainement arrivées des cinq points cardinaux : de l’est, de l’ouest, du nord, du sud et du ciel, s’étaient agglomérées au-dessus du Triangle pour prendre aussitôt la forme d’un volume que j’avais connu dans La Vallée de mon enfance et qu’on appelait les fesses de la malédiction. —Moine-Sou, le mystique de cette cité, que consultaient croyants et mécréants, voyants et charlatans, disait que cette appellation de fesses de la malédictionétait judicieuse car la malé-diction, ayant une tête pour échafauder ses différents scénarii, avait également, à l’instar de l’homme sur lequel elle doit s’abattre, des fesses pour s’asseoir puis tranquillement penser. Elles étaient en tout cas là,les fesses, bien installées dans un fauteuil invisible.Deve-
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Les derniers pas de la vérité
nues beaucoup plus grosses, elles s’étaient maintenant recouvertes d’un pagne de la couleur grise des nuages annonçant les sales temps, et elles avaient poussé trois jambes, qui semblaient soutenir le fauteuil à trois pieds. La première jambe s’appuyait sur le toit du village en essayant de l’écraser, la seconde descendait dans l’unique puits en tourbillonnant comme si elle était chargée d’aspirer et de vider la nappe phréatique qui donnait de l’eau à boire depuis des siècles à ce petit monde, et la troisième tentait de déraciner l’unique grand arbre offrant son ombre aux habitants… Vous ne pourriez imaginer comment cesfesses, n’ayant pas de bras pour exécuter certaines tâches — ne serait-ce que pour se gratter — s’étaient méthodiquement secouées pour se débarrasser du pagne. Et le pagne, en tombant, traîna au sol et t disparaître les traces de pied de chaussure de l’individu. Mais, pour brouiller les pistes une bonne fois pour toutes,les fessesse dérent de ces jambes et leur intimèrent l’ordre de faire écran an qu’on ne puisse pas voir au loin la silhouette du suspect grim-pant la colline. Ces trois membres, qui se regardaient jusque-là en chiens de faïence et étaient pressés de se libérer et du poids et des humeurs et des odeurs de leur supérieur, acceptèrent aussitôt de se fondre en une unité plus épaisse et plus grande. Les gigantesques jambes s’aplatirent alors et se dressèrent à l’horizon, non pour soutenir le ciel qui semblait s’incliner en ce lieu, mais faire rideau, épais et immense, pendant un moment, comme promis, avant de disparaître, comme prévu. Je vis alors le gros mollusque se transformer en un
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Les derniers pas de la vérité
énorme papillon qui montait et montait vers la voûte céleste, battant lourdement mais tranquillement des ailes, abaissant de temps à autre sa tête pour narguer le pauvre primate que j’étais, perdu dans les ruelles obscures du sommeil et qui, au réveil, serait perdu dans les rues jalonnées de signes.
Dehors, le jour était trop faiblement éclairé pour l’heure, et L’Étonnante Voyageuse eut l’impression que la nuit s’était fait plus longue en débordant sur l’aube juste pour donner du temps au temps de faire écrouler des pans entiers de ce songe de la mémoire de Makane an que son récit en fût escamoté et donc moins effrayant.
Dans un premier temps, les deux compagnons de Makane, l’un effrayé et l’autre resté de marbre, n’eurent rien à ajouter à ce qu’il venait de dire sur un ton qu’on ne lui avait jamais connu.
De quel individu parle-t-il ? intervint na-lement Boris, avec un sourire facétieux, brisant ainsi le lourd silence dans lequel leur compagnon de route venait de les plonger.
Tu ne le verras peut-être jamais, ce suspect !lança froidement Makane. Pour le reste, compte les jours.
Boris, en fait, aurait souhaité que le pagne, en n de chute, couvrît à la fois la nouvelle arrivante et lui, bénissant ainsi le sentiment naissant qu’il avait pour elle. Et c’est cette idée qui le t sourire. Mais
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ce sourire t aussitôt place à une espèce de grimace quand lui monta le douloureux souvenir d’avoir compté les jours dans différentes situations de sa petite vie. Adolescent, à Leningrad, il avait aimé une à une ses cousines et se rappelait qu’un grand-oncle lui avait dit qu’un garçon pouvait insulter tout un groupe de lles réunies et être sûr qu’ilauraitune d’entre elles par la suite en y mettant la forme ou les moyens. Il croyait fermement avoir prouvé son amour à chacune d’elles. Et il avait en vain compté les jours dans l’at-tente d’un retour favorable. Adulte, à Collège Park, il avait compté les jours depuis qu’il avait cru qu’il était arrivé à faire comprendre à Joyce qu’il était timide mais qu’il avait des ressources pour l’aimer d’un amour si fort qu’elle en serait fortement touchée et apprendrait alors à l’aimer. Boris, qui avait ainsi le triste souvenir de ces décomptes d’autrefois, ne put s’empêcher de sourire quand Makane, son compagnon de route depuis le Maryland, lui demanda de compter les jours.
Et Makane, voyant dans ce sourire un signe mo-queur qui s’épandait sur le visage du Russe, décida de ne plus commenter son songe. Il se leva et quitta les lieux, pendant que L’Étonnante Voyageuse, elle, en frissonnait, de la tête aux pieds.
Ma chère amie, dit Boris, crois-tu réellement au conte inachevé sorti du rêve de notre ami Makane ?
Regarde les yeux de ce grand garçon de Ma-kane, t-elle. Regarde cette couleur de pupille, qui n’est pas celle des gens de cette région ouest-africaine. En
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parcourant son visage, tu verras quelque chose que j’essaie, moi, de décrire avec des mots. Je m’y attèle depuis une semaine, et je n’y arrive pas. Regarde-le bien, il a le frêle physique, l’allure et le regard d’un prophète qui a beaucoup voyagé et énormément appris. Les sages de chez moi disent qu’il faut savoir s’asseoir à côté d’un tel personnage et attendre jusqu’à ce qu’il sorte de ses silences, de ses longs rêves éveillés. Ce qu’il vient de nous raconter est d’un très mauvais présage. Je préfère d’ailleurs ce qui commence dans le rêve mais se termine de fort heureuse manière dans les faits.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire que je n’aime pas ce qui com-mence dans la lumière et dans l’enthousiasme mais se transmue tristement en des faits si obscurs que l’on croit rêver… Touchons donc du bois !
Je ne suis pas fétichiste. Mais je vous promets déjà, dit Boris avec ironie, de me pencher sur l’étude de la composition de cette fameuse masse nuageuse d’où des personnes verraient sortir des drones transportant le malheur savamment téléguidé pour aller s’abattre sur un homme ou un groupe d’hommes. Les oiseaux qui ne s’y approchent pas, ajouta le scientique avec encore un brin d’ironie, sentent peut-être qu’elle contient un élément radioactif tel que l’isotope du lawrencium ou du californium, tandis que nous, nous y voyons voler lemaledictium negrus africanum.
Ian Borisovich Popov ne croyait ni en Dieu ni en ces espèces de phénomènes prémonitoires, mais
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seulement en la physique quantique, une discipline dans laquelle il avait déjà publié de brillants articles, montrant ainsi à la communauté scientique qu’il était le meilleur de Lomonossov et faisait partie des meilleurs de sa génération. Ce matin-là, Boris ne se moquait point de Makane, qu’il considérait comme un littéraire n’ayant pas eu la chance d’étudier la mécanique, la thermody-namique ou la structure des matériaux, quelque chose de ce genre qui aurait aiguisé son sens du discernement face aux récits des religieux. Il se moquait plutôt de L’Étonnante Voyageuse, de l’ingénieure-informaticienne qu’il trouvait quelque peu abrutie par l’utilisation à outrance des algorithmes. Mais au fond, il avait du plaisir à l’écouter afrmer béatement que l’individu dont on évoquait la trace et la silhouette apparaîtra d’une manière ou d’une autre, et que tout cela est une question de croyance au Maître des phénomènes ; et il avait encore plus de plaisir à l’entendre dire que la foi est un algorithme que Dieu a placé en chacun de nous, un algorithme qui ne se déroule pas du tout chez certains, faisant de ceux-ci des athées, ou dont le déroulement se bloque en un moment chez d’autres, faisant de ceux-là des agnostiques.
Mais le moqueur et l’athée tapis en Boris étaient quelque peu troublés. Aussi troublés que les badauds avec qui il avait vu, la veille, un crépuscule bariolé d’évanescence phosphorée suivi d’un début de nuit où le ciel avait été le théâtre de grandes migrations de nuages, identiques à celles décrites par Makane à travers le récit de son rêve.
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