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2014
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Publié par
Date de parution
25 juin 2014
Nombre de lectures
104
EAN13
9782365839563
Langue
Français
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25 juin 2014
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104
EAN13
9782365839563
Langue
Français
Vendredi 5 octobre 1945, quatre heures du matin
D’un pas lent, le gardien avançait le long des barbelés, les yeux fixés sur le pâle faisceau de sa lampe torche. D’habitude, sous la lumière des puissants projecteurs accrochés aux miradors, il lui fallait à peine dix minutes pour faire sa ronde. Cette nuit-là, il devait marcher avec précaution, dans une obscurité presque totale, sur un sol rendu glissant par une récente averse. Les coupures d’électricité se multipliaient depuis quelques semaines et l’essence était trop rare pour faire fonctionner les groupes électrogènes. La première fois, le commandant avait renforcé la surveillance nocturne car il était sûr que les prisonniers profiteraient de l’occasion pour s’évader. Mais la plupart d’entre eux, terrassés par la fatigue et la faim, n’y songeaient même pas. Leur nombre augmentait de jour en jour alors que celui des gardiens diminuait. En temps normal, il fallait au moins douze soldats par quart : trois patrouilles de deux, quatre guetteurs sur les miradors et deux sentinelles à la porte. Cette nuit, deux tirailleurs seulement effectuaient leur ronde. Avec les deux plantons, la garde était réduite à quatre hommes en tout… une aubaine.
Il n’avait pas à se plaindre de son sort. Personne ne le surveillait. Il pouvait sans problème poser son fusil et s’arrêter quelques instants pour fumer, sans risquer d’être surpris. Il ne manquait pas de tabac, de cigarettes, ni même de cigares. Il ne manquait pas non plus de savon, de magazines illustrés en anglais, de chewing-gums, ni de dizaines de produits plus bizarres les uns que les autres et tous aussi recherchés par des villageois prêts à tout pour les obtenir. Le commerce était florissant et il avait toujours été doué pour cela. Son chef, le sergent Brahim, se montrait très compréhensif. Trois fois de suite, il l’avait autorisé à sortir pendant quelques heures à l’issue de sa garde. S’il savait rester discret, il fermerait encore les yeux pour cette nuit et même pour la nuit suivante.
Au début, les détenus se montraient arrogants et se moquaient de sa petite taille comme de son teint sombre. Pourtant, il n’avait pas pu leur faire tâter la crosse de son fusil pour leur apprendre le respect. Le sergent lui avait expliqué qu’il existait une loi protégeant les prisonniers. Une loi internationale, contrôlée par des inspecteurs venus de Suisse. Cela l’avait rendu amer. Pendant la campagne d’Italie, sa section était commandée par un homme terrible. Depuis, la douleur n’avait jamais vraiment cessé, elle se réveillait la nuit, un peu au-dessus de l’estomac, là où les coups de pied avaient été les plus forts. Aucune loi ne l’avait protégé alors. Il songea que cette injustice n’aurait qu’un temps. Dans une ou deux semaines, un mois tout au plus, la vérité serait enfin dévoilée.
Une sonnerie métallique indiqua quatre heures du matin, la fin du deuxième quart de nuit. Il attendait ce moment depuis longtemps, mais, pas plus que les autres soirs, il n’était pressé de retourner dans sa chambrée. Il envoya un signal lumineux à son camarade qui patrouillait de l’autre côté du camp, puis s’éloigna d’un pas vif en direction d’un grand lavoir, tout près de la rivière.
Mairie de Lignac (87), dimanche 7 octobre 1945, quatorze heures trente
Lorsqu’elle l’entendit arriver, Denise cacha rapidement dans une poche intérieure de sa robe le tout petit paquet de forme carrée, retenu par une petite ficelle de chanvre. Elle se sentait étonnamment bouleversée et espérait qu’Étienne ne se rendrait compte de rien.
Il poussa du pied la porte principale et ouvrit d’un coup d’épaule celle du secrétariat de mairie. Accoutumée à sa rudesse, elle ne bougea pas, resta à son bureau et se remit à taper. Son cœur continuait à battre très fort. Elle gardait les yeux baissés, concentrée sur son travail. Les lettres métalliques frappaient régulièrement les feuilles. Au bout de chaque ligne, la sonnette se déclenchait et Denise ramenait le chariot d’un geste rapide. Elle tapait vite, avec les dix doigts, comme une dactylo professionnelle. Étienne et elle se connaissaient depuis assez longtemps pour ne pas se parler. En général, il évitait de la déranger lorsqu’elle tapait, pour réduire les malheureuses fautes de frappe, si difficiles à corriger.
Sans même lui dire bonjour, il demanda brutalement :
– As-tu ronéoté les tracts électoraux? Les imprimeurs sont toujours en grève à Limoges !
Elle répondit calmement, sans se démonter.
– Je n’ai plus de stencils et nous sommes dimanche ! Il fait beau, j’aurais pu sortir un peu, c’est mon seul après-midi de congé au café. Je travaille tous les matins ici. Alors si monsieur le maire veut m’employer à plein-temps…
Il se radoucit immédiatement.
– J’aimerais bien t’employer à plein-temps, et même plus encore…
Elle continuait à taper, sans répondre. Étienne se rapprocha, se colla derrière elle et lui passa doucement la main sur l’épaule, effleurant sa nuque, puis, redescendant vers la gorge, il jeta un coup d’œil furtif à la fenêtre avant d’introduire rapidement sa main dans l’encolure de la robe de coton. Elle le saisit par le poignet.
– S’il te plaît, pas maintenant.
– Tu es farouche aujourd’hui! plaisanta-t-il.
– Simplement, il y a des lieux pour tout. N’oublie pas que tu es « monsieur le maire », et même maintenant « monsieur le conseiller général» et que je ne suis pas ta femme.
– Il ne tient qu’à toi, tu le sais bien.
– Je préfère qu’on change de sujet.
Depuis son élection triomphale à la mairie, en avril dernier, Étienne s’était mis soudain à lui parler de mariage. Elle s’était bien gardée de lui rappeler combien il brocardait ce qu’il appelait le mariage bourgeois, avant la guerre. Les cantonales de la semaine précédente l’avaient propulsé au rang de conseiller général pour le parti communiste et il était immédiatement revenu à la charge, sans réussir à convaincre Denise.
Sans doute un peu échaudé par la fraîcheur de la réponse, il retira sa main et recula d’un pas.
– De quoi parle-t-on au Lion d’Or?
– On discute, on cancane, comme d’habitude.
– Mais ne parle-t-on pas de quelque chose en particulier?
– On parle beaucoup de la suppression des cartes de pain. Le boulanger a dit que, faute de farine en quantité suffisante, la première fournée sans rationnement ne serait prête que mercredi… Comme le prix est fixé à quatre francs le kilo, ce qui n’est vraiment pas cher, tout le monde va se précipiter.
– Parle-t-on des élections ?
– Pas beaucoup : le 20 octobre, cela semble encore loin. Les gens en ont déjà assez de se rendre aux urnes. Municipales en avril, cantonales la semaine dernière et maintenant, à la fois les députés et deux référendums… Non, le grand sujet de conversation, c’est l’épuration. On attend avec impatience l’exécution de Darnand et surtout celle de Pierre Laval.
– Je me demande pourquoi son procès dure si longtemps. Nous en sommes à la cinquième audience ! Pour Darnand, les délibérations n’ont duré que cinq minutes !
– Il a pourtant été raccourci… ajouta Denise, puis, se reprenant: «raccourci»… le procès, j’entends, pas Laval. Du moins… pas encore !
– Ce sera plutôt « troué » !
– C’est trop d’honneur qu’on lui fait ! Guillotiné comme un criminel c’est tout ce qu’il mérite ! je disais… tu m’as interrompue… je disais… le procès a été raccourci, car Laval et ses avocats refusent d’assister au débat. Ce traître s’est senti agressé lorsqu’un patriote lui a dit qu’il méritait douze balles dans la peau et qu’il ferait moins le fier dans deux semaines! Alors « monsieur le président du Conseil» a décidé de bouder.
Étienne sourit, il avait toujours apprécié la liberté de ton de Denise et son attention à l’actualité. C’était peut-être la seule femme de Lignac à lire attentivement les journaux, à écouter les émissions politiques à la radio et surtout à savoir en parler avec intelligence. Elle lui tenait lieu de service de renseignement municipal.
– Et la vie locale ? les électeurs me critiquent-ils déjà?
– Non, ils critiquent le camp, mais ils savent que tu n’y peux rien. Les soldats ont dit qu’il allait y avoir d’autres arrivées de prisonniers allemands, alors ça fait peur.
– Vraiment peur?
– Oui, c’est net. Les habitants détestent les Boches. Ils craignent aussi les soldats marocains qui les gardent. Ils ont peur des maladies aussi. Et même de plus en plus peur…
– Sais-tu pourquoi ?
– Le souvenir de la grippe espagnole après la victoire de 1918… la crainte du typhus avec le retour des déportés… Que sais-je encore ?
Le maire devint tout à coup pensif.
– Il est vrai qu’on enterre beaucoup, surtout des prisonniers, mais des villageois aussi. Le cimetière devient trop petit. Au prochain mort, j’exige que le commandant fasse ouvrir un carré militaire à l’extérieur du village.
– Cela risque d’être très bientôt!
– Pourquoi donc?
– Un soldat musulman a été retrouvé mort vendredi près de la rivière, non loin du lavoir. Ils l’ont gardé au frais, mais il va bien falloir l’enterrer !
– Maladie?
– Justement, on ne sait pas. Tu disais à l’instant : il en meurt beaucoup chez les Boches, mais aussi un peu chez les gardiens.
– Qui en a parlé?
– Ton camarade, le sergent Émile Vasseur est passé au bistrot tout à l’heure avant de prendre sa garde, c’est lui qui m’en a touché un mot discrètement. Il avait l’air d’être bien informé.
– Il faut que j’en sache plus, marmonna le maire.
Il se dirigea vers la fenêtre et resta silencieux, elle voulut parler, il l’interrompit brutalement.
– Tais-toi! tu vois bien que je réfléchis !
Denise jugea bon de ne pas répondre et se remit à taper. Elle avait renoncé à réagir lorsque son compagnon la traitait mal. Elle préférait éviter les longues et fatigantes disputes. Il était encore jeune. Lorsqu’il aurait son âge, il se poserait. Au bout de quelques minutes, rythmées par la machine à écrire, il quitta brusquement la fenêtre et se dirigea d’un pas vif vers une grande armoire forte située au fond de la pièce, à droite de la cheminée.
– As-tu la clef?
– Toujours sur moi, tu le sais.
– Donne-la-moi.
Elle hésitait.
– Allez! vite!
Ignorant cet ordre, elle répondit calmement.
– Pourquoi as-tu besoin d’une arme ?
– Je vais aller voir Puybertier. Je veux en savoir plus, je suis sûr qu’il me cache quelque chose.
– Tu sais que les armes de guerre ont été confisquées, plus personne n’a le droit d’en posséder et moins encore de se promener avec.
– Je ne suis pas stupide, je vais juste prendre un bon fusil de chasse et un pistolet. Je ne vais pas me promener désarmé en forêt alors qu’il y a peut-être une bande de Boches qui rôde.
– Une bande de Boches ?
Elle haussa les épaules. Les combats avaient cessé, la région était calme, comme elle ne l’avait jamais été depuis longtemps, mais Étienne et ses compagnons restaient en alerte. Pour eux, l’ennemi était toujours là, caché, tapi dans le maquis, prêt à l’attaque. Ils croyaient dur comme fer en l’existence d’une cinquième colonne composée d’anciens collaborateurs à la solde des nazis. Lorsque de Gaulle avait exigé que les armes soient rendues, personne ici n’avait obéi.
Lorsqu’elle le sentait nerveux, elle préférait toujours céder. Elle fouilla assez longuement sous sa robe pour atteindre la petite poche dissimulée dans la doublure, sans se soucier de découvrir largement ses cuisses devant lui. Finalement, elle lui tendit une petite clef de sûreté. Il s’en empara et ouvrit la lourde armoire. À l’intérieur, elle vit l’arsenal qu’elle connaissait bien : une dizaine de pistolets-mitrailleurs Sten, des armes automatiques allemandes, des grenades de diverses origines, des fusils de chasse, des masques à gaz, des caisses de munitions, des cartouchières.
– Tout ce qu’il faut pour le grand soir… déclara Étienne avec une sorte de jubilation. Tu sais, je crois à la victoire communiste aux prochaines élections, mais il faudra se maintenir au pouvoir par la force car les bourgeois refuseront d’écouter la voix du peuple. Ici nous sommes prêts !
Il s’empara d’un fusil de chasse et d’un colt qu’il plaça dans sa ceinture, sous sa veste. Denise était restée immobile au centre de la pièce, un peu inquiète. Il revint vers elle et la saisit par les hanches.
– Allez, n’aie pas peur ma colombe.
Il lui fit un rapide baiser dans le cou.
– Tu as un peu maigri ! Tu n’as pas assez mangé pendant la guerre ! Allez, mon trésor, si je vois un lapin sur le chemin, je te le rapporte. Je trouverai peut-être aussi des champignons et des châtaignes. Il y a à peine une petite heure de marche jusqu’au château, une demi-heure si je passe par le vieux sentier, je n’ai pas envie de prendre une voiture pour si peu.
– Es-tu sûr que Puybertier est chez lui? J’ai entendu dire qu’il travaillait tous les jours en ce moment, même le dimanche.
– Ce sale bourgeois a réussi à faire transférer une partie des bureaux au château. On n’aurait jamais dû lui laisser prendre le commandement du camp, avec lui, tout est possible.
Elle sourit, pensant à un détail amusant.
– S’il t’invite à prendre le café, essaie de chiper des morceaux de sucre ! Allez, lâche-moi, maintenant.
Avec un regret non feint, il retira les mains de ses hanches et approcha son visage pour l’embrasser. Elle détourna un peu la tête et les lèvres d’Étienne vinrent se poser sur sa joue.
– À quelle heure reviens-tu ? lui demanda-t-elle.
– Je vais passer voir la mère et j’y resterai la nuit. Ne m’attends pas.
Elle ne protesta pas, l’accompagna jusqu’au seuil et le regarda s’éloigner dans la grand-rue, en direction de l’église et de la rivière. Elle avait remis la clef dans la petite poche secrète à l’intérieur de sa robe. À travers le tissu, elle sentit le paquet noué avec la ficelle de chanvre et l’excitation la reprit. Et si elle répondait maintenant? Il n’était que trois heures, elle avait tout l’après-midi devant elle, la soirée aussi, peut-être même la nuit entière…
Paris, hôtel Continental, dimanche 7 octobre 1945, quatorze heures trente
Le colonel Michel Lanvaux ne pouvait détacher ses yeux du ciel, un ciel étonnamment bleu, juste au-dessus des toits verts de l’Opéra de Paris.
«Enfin une journée de beau temps, pensa-t-il, enfin un petit retour d’été dans cet automne dégoulinant de pluie. »
Malgré l’importance de l’entrevue, il ne parvenait pas à se concentrer sur son interlocuteur qui s’agitait devant lui. Il savait combien il était indélicat de regarder le ciel, de se noyer dans le bleu, alors que l’autre, en face, faisait des efforts pour l’aider.
«Ne pas détourner mon regard, garder le bleu plein les yeux, continuer à lui parler, à elle, rien qu’à elle. Garde espoir… je suis là, je ne t’abandonne pas, je remuerai la terre entière pour te retrouver… bientôt nous serons tous réunis, tout recommencera comme avant… »
– Colonel, un peu de tenue !
Devant lui, le gros général semblait indécent d’opulence, de satisfaction et de fatuité. Il pouvait parler de tenue, lui. Comment faisait-il pour être si gros ? Où avait-il passé la guerre ? Pourquoi le convoquait-il un dimanche et qui plus est, pendant ses permissions ?
«Déjà octobre… combien de chances pour qu’elle revienne ? »
Avril avait amené les premiers retours, les longues files de prisonniers et aussi une cohorte grise, des hommes, des femmes au regard étrange, comme étonnés d’être vivants.
«Garde un peu d’espoir… le dernier mot est-il dit ? l’espérance doit-elle disparaître ? non… non… »
– Lanvaux, reprenez-vous ! s’il ne tenait qu’à moi, je vous enverrai en hôpital militaire…
«Demain, j’irai au Lutétia. On ne disparaît pas comme cela… elles n’ont rien fait de mal, j’aurais des nouvelles, sinon, je pourrais faire publier des photos, demander à la Croix-Rouge… »
Une phrase le sortit brutalement de ses pensées.
– Nous savons pour votre famille…
Ces mots touchèrent Michel en plein cœur. C’était très certainement la nouvelle terrible qu’il pressentait. Il réagit immédiatement, consentit à abandonner le bleu du ciel et à regarder d’abord le bureau du général. Un bureau de pitchpin clair, comme une table de maître d’école, meuble qui surprenait par sa trivialité dans la magnifique suite de l’hôtel Continental réquisitionné par l’état-major de la Défense nationale. Qu’allait-il apprendre ? Allait-il enfin savoir? Était-ce pour cela qu’il avait été convoqué? L’homme qui se trouvait devant lui dirigeait la deuxième section, celle qui s’occupait entre autres du Renseignement et de la Sécurité militaire. Il aurait dû comprendre. Il avait à peine lu sa convocation portée le matin même chez lui par une estafette.
Respirer, respirer plusieurs fois silencieusement, se taire, se remémorer une musique. Un air de piano, une petite mélodie. Mais la musique, loin de l’apaiser, apporta avec elle une image d’une douceur extrême : le souvenir d’une petite fille, sa jolie petite fille, de dos, en train de jouer. Il ferma les yeux, comme transpercé par une douleur intense. Elle était là, juste devant lui, il aurait pu la toucher, caresser ses longs cheveux, poser doucement sa main sur son épaule, s’asseoir à côté d’elle.
Allez ! il fallait en sortir ! savoir, accepter de savoir. Un long moment, il regarda les motifs du bois, puis, brutalement, comme lorsqu’on décide enfin à sauter, il leva les yeux et fixa directement le général. À sa grande surprise, le visage rougeaud montrait un peu d’énervement, de l’impatience, mais le regard était direct, sans aucune trace de compassion, ni même cet embarras caractéristique des porteurs de mauvaises nouvelles. Il ressentit un intense soulagement. Ce n’était pas encore cela, pas encore l’annonce tant redoutée. Pourtant il avait bien entendu le mot « famille ». Que venait-il de dire à l’instant même ?
– Mon général, je vous demande pardon?
– Nous savons que votre famille a disparu au mois de juillet 1944.
– Oui, ça, je le sais aussi, répondit-il sèchement.
Déjà son regard fuyait à nouveau vers la fenêtre ouverte, les toits verdâtres de l’Opéra. Quelque chose manquait : les pigeons. Plus de pigeons. Ils avaient dû être mangés. Pauvres pigeons !
– Colonel Lanvaux, enfin, écoutez-moi ! D’abord levez-vous ! Mettez-vous au garde-à-vous et regardez-moi !
Michel s’exécuta, comme mû par un vieux réflexe. Le gros général avait raison, cela allait mieux ainsi.
– Allez, repos. Mais vous me regardez ! Je vais vous donner des instructions et vous allez les écouter et les exécuter. C’est compris ?
Michel Lanvaux s’efforçait de fixer son regard. Autant en finir au plus vite, faire ce qu’il disait. Le général poursuivit.
– Tout d’abord, vous n’irez plus au Lutétia, vous êtes un officier de la Sécurité militaire, vous êtes susceptible de vous voir confier des missions spéciales, alors vous êtes tenu à la discrétion.
– Je suis en permission. Mes déplacements ne sont pas restreints.
– Maintenant ils le sont! Je vais vous expliquer.
Le général ouvrit un grand dossier posé sur son bureau, Michel reconnut un dossier personnel. Le général en sortit une lettre sur laquelle il pouvait reconnaître une longue écriture penchée. Il aperçut l’en-tête de la présidence du Gouvernement provisoire. Ainsi, son protecteur de toujours ne l’avait pas oublié ! Même arrivé au plus haut poste de l’État, il avait pris le temps de se renseigner sur son sort et de tenter de l’aider. Michel eut tout à coup envie de pleurer. Heureusement, le gros général s’était levé et arpentait la pièce tout en lisant cette lettre, il ne vit pas ou feignit de ne pas voir la soudaine humidité qui troublait ses yeux.
– Donc si je résume les instructions envoyées directement par le général de Gaulle : votre famille doit être classée « recherche prioritaire ». Nous transmettons le dossier aux organisations spéciales de recherche des disparus en Allemagne. Des instructions seront également données à la mission militaire en Union soviétique. Tout laisse à penser que de nombreux disparus sont restés là-bas, mais nous avons du mal à collecter les renseignements, c’est pourquoi le Général a décidé d’affecter quarante officiers supplémentaires qui auront pour tâche de rechercher tous les Français libérés par l’Armée rouge qui n’ont pas été encore rapatriés. Si vous le désirez, vous pourrez vous porter volontaire, votre connaissance du russe nous serait très utile… à condition bien sûr…
Il le dévisagea d’un air sceptique et poursuivit :
– À condition… d’être déclaré apte par le médecin militaire. À condition également de ne plus aller au Lutétia, vous êtes un soldat, il ne faut pas attirer l’attention sur vous. Serez-vous volontaire ?
– Y a-t-il vraiment un espoir?
– Oui, un espoir assez sérieux, compte tenu de nos renseignements. De surcroît, vous êtes vraiment l’officier qu’il nous faut.
Le général Billon marqua un temps d’arrêt et se pencha sur le dossier placé devant lui. Après avoir chaussé de petites lunettes assez ridicules, il se mit à lire en faisant de temps en temps quelques commentaires.
– Vous êtes né à Odessa en 1905… Lanvaux n’est pas votre nom de naissance…
– C’est le nom de mon père adoptif.
– Vous parlez parfaitement russe ?
Il avait levé la tête, et le colonel comprit que c’était une question.
– Sans aucun accent, c’est ma langue maternelle.
Le général Billon continuait à éplucher la fiche matricule.
– La case « religion » n’est pas renseignée… Seriez-vous athée ?
– C’est un peu compliqué, vous savez, mon général.
– Comment cela… compliqué ?
– Mettez « sans religion », ce sera plus simple.
Billon feuilleta plusieurs pièces du dossier.
– Écoutez colonel, cette mission en Union soviétique va se constituer vers la fin du mois de novembre, j’espère que vous en serez. En attendant, les recherches sur votre famille se poursuivent. J’ai reçu ordre de vous tenir au courant personnellement tous les jours. Croyez que cela ne me facilite pas la tâche…
– Que dois-je faire pour vous aider?
– Rien, surtout rien ! d’ailleurs, pour en être sûr, le Général a aussi donné l’ordre de vous trouver «des missions motivantes en province ». Ces missions-là ne manquent pas, avec toutes les troupes stationnées sur le territoire, une grande partie des affaires criminelles impliquent des soldats. La gendarmerie prévôtale a fort à faire, mais la Sécurité militaire se doit de vérifier que cela ne cache rien de plus grave.
– Quoi par exemple?
– Des attaques contre les militaires français fomentées par une sorte de «cinquième colonne» par exemple. On en a beaucoup parlé.
– Certaines histoires ont été montées de toutes pièces !
– Pas toutes… Justement, je viens d’être averti d’une histoire de crime découvert avant-hier dans un camp de prisonniers allemands. J’aimerais en savoir un peu plus long et j’ai fait venir le dossier par avion.
Fermant le dossier personnel du colonel, il saisit sur une pile un autre dossier de couleur jaune fermé d’une sangle. Il l’ouvrit et, lentement, entreprit de trier les pièces une à une et de les numéroter. Il travaillait lentement, examinant avec soin chaque feuille. Au bout d’un quart d’heure le dossier jaune avait réduit des deux tiers.
Michel Lanvaux s’était replongé dans ses rêveries, les yeux fixés sur la fenêtre ouverte.
Ce fut le général qui rompit le silence.
– Vous ne me demandez pas ce que je fais ?
– Je ne me le permettrais pas, mon général.
– Eh bien ! tout simplement, je retire les pièces qui ne sont pas strictement nécessaires à l’enquête. Ainsi vous voyagerez plus léger !
Il fixa d’un air un peu dubitatif l’officier debout en face de lui, puis poussa vers lui le dossier jaune.
– Je vous confie la mission.
– Je suis en permission, puis-je refuser?
– Il n’en est pas question, votre permission est suspendue et si vous refusez, je vous fais dégager des cadres en vitesse.
Sur ces mots, le général s’était levé pour signifier la fin de l’entretien. Il tendit à nouveau le dossier à Lanvaux, toujours debout devant lui.
Le général était pressé d’en finir.
– Allez! Exécution ! Toutes les informations sont à l’intérieur, ainsi que votre ordre de mission, vous partez demain matin du Bourget.
– En avion?
– Oui, les faits sont sérieux, il faut intervenir vite.
Lanvaux pensa qu’il était surtout pressé de le voir quitter Paris au plus tôt.
Le général ajouta :
– Nous vous avons affecté deux chargés de mission, vous les connaissez, je crois. Le lieutenant Tessier et l’adjudant-chef Marchandeau.
Il avait prononcé ces mots avec un petit accent du Sud que Lanvaux remarqua juste à ce moment-là. Voulant se montrer paternel, Billon le raccompagna jusqu’à la porte, posa sa main sur son épaule, dégageant une désagréable odeur de transpiration.
– Allez courage mon vieux… vous êtes quelqu’un de fort, l’armée a besoin de vous et le Général compte sur vous, ne le décevez pas. Souvenez-vous de l’appel du 18 juin. «Le dernier mot est-il dit ? l’espérance doit-elle disparaître ? non ! rien n’est perdu ! »
Surpris, Lanvaux remarqua un léger tremblement dans sa voix, une rougeur subite sur son visage. Lui, ce gros agité, un gaulliste, un Français libre ? Il ne l’aurait jamais cru ! Il l’avait pris pour un de ces officiers alourdis qui avaient sorti leur uniforme de la naphtaline le jour de la Libération. À croire qu’il ne savait plus regarder, lui autrefois renommé pour ses facultés d’observation, son sens des hommes, son intuition, qui lui avaient valu de réussir de si difficiles missions.
Il se mit à le regarder d’un autre œil, réalisant enfin qu’il arborait quatre étoiles sur ses manches.
– Mon général, si vous permettez…
– Je vous écoute.
– J’ai conscience que mon attitude n’a pas été très… correcte pendant cet entretien. Je vous prie de bien vouloir m’excuser.
– Un officier ne s’excuse pas ! Allez, c’est bon, je vous demande simplement de vous reprendre en main. Je sais, ce n’est pas facile. Je suis, moi aussi, passé par là et, croyez-moi, il n’y a qu’une solution, l’obéissance aux ordres, le travail.
– J’essayerai de m’en souvenir, mon général.
– Je vous le répète : vous êtes un officier de valeur et le Général tient à vous.
Il désigna le dossier que Michel tenait à la main.
– Et puis vous allez voir, cette enquête va vous passionner, j’ai lu le dossier, surveillez tout particulièrement le jeune maire communiste et sa compagne. On dit toujours… cherchez la femme.
Il souriait bêtement, comme s’il ne se rendait pas compte de la gaffe qu’il venait de commettre.
– Vous m’avez promis de chercher la mienne.
– Je n’ai qu’une parole. Je vous appellerai demain soir et si vous avez des premières pistes d’enquête, ce serait bien.
Il ouvrit la porte, Michel Lanvaux fit quelques pas dans le couloir, mais l’autre le rappela.
– J’oubliais! la lettre du Général, j’ai ordre de la détruire, mais je préfère que vous vous en chargiez, alors je l’ai jointe au dossier, faites-le très rapidement.
Billon ferma la porte et retourna s’asseoir. Il parcourut les feuilles restées en pile sur son bureau, les reclassa et les numérota. Il ouvrit un tiroir, en sortit un dossier neuf et un gros crayon de couleur rouge. Il hésita quelques secondes, il lui fallait trouver un nom pour cette opération…
«Trouver un nom, songea-t-il, un nom discret et explicite, qui se murmurerait dans l’avenir entre initiés. L’ennemi était puissant, colossal, bien armé, mais fort peu clairvoyant. En fait, il suffirait de l’aveugler, l’aveugler par la ruse, comme Ulysse plantant un pieu dans l’œil unique du cyclope Polyphème. »
Il commença à écrire en grosses lettres rouges, puis il contempla le résultat.
«Opération Cyclope… cela sonne plutôt bien… »
Demain, après-demain au plus tard, il contrôlerait à nouveau la situation. Avec un peu de méthode, l’ennemi serait hors d’état de nuire avant la date fatidique des élections.
Pièce non numérotée
Présidence du GPRF
Cabinet
N° 123/TS du 7 octobre 1945
Au général chef d’état-major de la Défense nationale.
TS personnel
Le colonel de gendarmerie Mikhaïl Alexandrovich MOÏSSEV dit Michel Alexandre LANVAUX sera envoyé en mission secrète en URSS au mois de novembre.
Il partira sous couvert de la mission spéciale de recherche des prisonniers et disparus.
Il vous est demandé :
– de supprimer définitivement tous les papiers mentionnant son nom de naissance. Son dossier personnel sera intégralement reconstitué sous le nom de Michel Alexandre Lanvaux.
– de veiller à ce qu’il soit parfaitement apte physiquement et psychologiquement à remplir une mission difficile pour le 15 novembre.
– de faire rechercher sa famille en priorité absolue et de la mettre, s’il y a lieu, en sécurité. Me tenir personnellement au courant des recherches.
– de lui confier, en attendant son départ pour l’Union soviétique, une enquête motivante avec une équipe réduite, loin de Paris.
Pour exécution immédiate.
Me rendre compte personnellement. Signé: de Gaulle
NB: ne pas archiver, détruire après exécution
Étienne n’avait pas aimé la façon dont Denise l’avait embrassé. Il avait remarqué quelque chose d’étrange, comme une impatience à le voir partir et se sentait un peu vexé. Avait-il raison d’aller dormir chez ses parents ? Il aspirait à retrouver, pour une soirée, la salle de la ferme, la lourde table, la cheminée, l’aboiement joyeux de son vieux chien. Aurait-il le temps de passer voir le commandant du camp dans son château, de pousser ensuite jusqu’à la ferme de ses parents, de dîner puis de redescendre au village pour dormir avec Denise ? Celle-ci habitait une grande maison à l’extrémité du bourg. Il était facile d’entrer et sortir sans être vu. Bien que leur longue liaison ne soit un secret pour personne, il voulait sauvegarder les apparences. Officiellement, il logeait chez ses parents, à la ferme de la Gelade, qui portait bien son nom car elle avait été construite à l’écart, sur un plateau balayé par les vents froids. Il s’y rendait autant que possible, participait aux travaux des champs. Il y dormait parfois, mais rarement. Son activité politique l’avait beaucoup occupé ces derniers temps et il séjournait souvent à Limoges ou à Châtillon, le chef-lieu de canton.
Après avoir longé l’église et franchi le pont, il ne continua pas tout droit vers Châteauvieux, mais emprunta sur sa gauche une petite route qui longeait la rivière. Sur l’autre rive, des miradors et des clôtures barbelées signalaient le camp de prisonniers. Il s’était toujours demandé pourquoi le maire en poste en 1939 avait choisi un pareil lieu pour construire un camp d’internement. Le terrain, terriblement argileux, s’était rapidement transformé en un infâme bourbier une fois la maigre couche d’herbe arrachée par les allées et venues de centaines d’hommes. Cet emplacement se révélait en outre difficile à surveiller. La rivière qui le bordait coulait au pied d’un escarpement densément boisé, parcouru de petits sentiers mal délimités. Il avait réussi à faire évader par là plusieurs de ses camarades internés sous l’occupation.
Un mirador plus grand que les autres marquait l’extrémité du camp. Non loin de là, le grand lavoir municipal servait maintenant aux prisonniers. C’était là, selon les dires de Denise, que ce soldat de la compagnie de garde avait été trouvé mort. Étienne Faucher ne pouvait s’empêcher de penser que les prisonniers allemands jouissaient d’une plus grande liberté que les « indésirables » qui avaient occupé les lieux sous le régime de Vichy. Les internés juifs, étrangers, résistants ou communistes n’avaient jamais eu la possibilité de quitter le camp dans la journée pour utiliser un lavoir, même sous bonne garde. Il faudrait qu’il en parle au commandant de Puybertier. Ces prisonniers boches faisaient courir un réel danger aux habitants de Lignac.