Qui connaît Charles Pasadona ?
110 pages
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Description

Le discret Charles Pasadona coule une vie paisible dans l’appartement parisien que son frère lui prête. Magasinier de son état, il est abonné aux boulots de courte durée. Comment ce jeune citadin devient-il un petit Casanova pour femmes people ? Il ne le sait pas, ou feint de ne pas le savoir, mais ne fait rien pour s’y opposer. Il se laisse glisser avec toute sa gentillesse vers ce rôle que d’autres vont se délecter de lui attribuer. Peut-être parce qu’il y a de l’ « Amélie Poulain » dans son personnage. Et que sa discrétion est appréciée comme une denrée rare.

Informations

Publié par
Date de parution 14 août 2014
Nombre de lectures 0
EAN13 9791029001055
Langue Français

Extrait

Qui connaît Charles Pasadona ?
Jean Jacques FRANCK
Qui connaît Charles Pasadona ?












Les Éditions Chapitre.com
123, boulevard de Grenelle 75015 Paris
© Les Éditions Chapitre.com, 2014
ISBN : 979-10-290-0105-5
1
La parole autonome
Il venait d’être viré. Son patron avait décidé de se passer de lui, prétextant des temps difficiles face aux claviers électroniques. Ce matin il était juste allé chercher sa feuille de paye et avait récupéré sa blouse grise dans l’armoire de l’atelier. Ses yeux s’étaient levés une dernière fois vers l’immense verrière, s’arrêtant là où la branche du platane, dans le coin nord, balayait de ses larges feuilles la surface vitrée. Il avait gratté le menton de Lully, le chat à trois pattes qui semait ses poils blancs sur tous les coussins, le saluant d’un « au revoir mon gars », et effleuré des doigts les touches fatiguées du Pleyel. S’il avait su en jouer il aurait volontiers aligné quelques notes genre jazzy triste, mais il avait eu le bon goût de s’abstenir, respectant trop cette antiquité pour infliger à ses cordes des outrages dissonants. Il s’était contenté en guise d’adieu d’un do prolongé, un do chaud que la caisse du trois-quart-queue ami avait répercuté sous toute la verrière. Son travail restait en plan : deux claviers et demi attendaient sur l’établi, les caisses d’ivoire alignées par tonalité au pied, plus celles des marteaux sur la vieille table à droite, avec les étouffoirs, et à gauche le carton empli de chevalets, attrapes et contre-attrapes. En refermant la porte, un peu comme on scelle une tombe, il imaginait déjà les toiles d’araignées envahissant les caisses pour de nombreuses années. Les trois employés du magasin lui avaient serré la main, Rudolph et le bigleux avec indifférence, seul Maxence avait bredouillé : « c’est dommage que tu partes ». Le quatrième, Ferriaux, était en livraison. Quant au patron, Jean-Baptiste Filippomerguot, ancien pianiste renommé à ce qu’on disait, un brave homme ventripotent, avec une canne, boiteux sur trois pattes à l’image de son chat, il lui avait déjà dit au revoir la veille avec les formules habituelles de regret.
Malgré la noblesse de la matière première, ranger des marteaux, des chevalets, des étouffoirs, des touches en ivoire et autres pièces de pianos n’était pas d’un grand avenir, par contre celui de magasinier restait d’actualité, de par sa polyvalence. Sans être une spécialité d’une grande notoriété, ni gratifiée de salaires importants, cette compétence que l’expérience de Charles Pasadona permettait de mettre en avant offrait l’avantage d’être toujours demandée. Il avait noté sur son agenda vide qu’il irait jeudi à l’Agence se renseigner pour une autre place.
La cuillère remuait son café depuis longtemps déjà. La mousse dessinait une hélice crème sur la masse circulaire sombre et profonde, pas tout-à-fait noire, seulement brun foncé comparée au rebord noir luisant de la tasse. De petites bulles tentaient de s’échapper de la rotation en s’agglutinant sur les bords, mais quand elles étaient suffisamment nombreuses, la cuillère les décrochait en paquets et les ramenait dans le tourbillon central. Les boulots successifs de Charles s’accrochaient au bord de sa vie comme ces paquets de bulles, tentant d’en fixer des parcelles. Arrivait une quantité critique, et quelqu’un s’ingéniait à les décrocher pour les ramener dans une masse sans aspérités.
– Fait chier !
Charles leva la tête, distrait de sa tasse, surpris d’être au Petit Daguerre. Un homme en pardessus lisait son journal deux tables devant lui. Plus loin deux amoureux dégustaient un petit déjeuner en se regardant langoureusement. De l’aimantation des deux corps émanait une envie inassouvie donnant au couple amalgamé avec la table l’allure d’un insecte en émoi, coquilles presque refermées aux pieds entrelacés.
– Fait chier !
À deux pas de cette tranquillité matinale, le patron Roger, accoudé à son comptoir, écoutait avec attention les vitupérations d’une blonde, élégante, pantalon et veste beige, du même beige que la mousse qui courait dans le café. Tout le corps de la femme n’était qu’irritation. Son pied droit trépignait pendant que le gauche s’impatientait, soulevant la pointe de bottine qui vibrait sur le carrelage. La taille s’agitait de balancements faisant sous la veste osciller son postérieur d’une manière douteuse. Autour de la tasse fumante intacte les ongles nacrés se torturaient en grattant le comptoir, et dans les moments d’invectives les plus sévères les commissures des lèvres de la râleuse se plissaient d’une manière augurant une ride définitive quand la fraîcheur de son visage aurait accumulé une quinzaine d’années supplémentaires. Une belle femme d’ailleurs, dont la colère qui s’abattait sur une victime lointaine n’enlaidissait pas les traits. Elle avait trouvé en Roger un confident auprès de qui sur le comptoir elle déversait sa hargne.
– Fait vraiment chier !

Elle l’avait déjà dit. Cette grossièreté décalée dans une bouche si féminine indiquait que, soit elle n’était pas aussi classe qu’elle le paraissait, soit elle était vraiment au comble de l’exaspération.
– Tu te rends compte, l’émission reposait entièrement sur mes épaules. Et ça marchait, je te l’assure, ça marchait. Le concept se tenait. Il suffisait de lui laisser le temps de s’imposer.
– Tu ne peux pas le vendre ailleurs ?
Elle haussa les épaules.
– Je ne suis pas productrice.
L’argument paraissait sans appel, pour un initié. La proposition inadaptée du patron était louable mais aucune solution ne semblait possible. Cela montrait bien qu’elle parlait pour elle-même. Pourtant, courageux, il insista.
– Mais s’il ne te l’a pas dit franchement, comment es-tu sûre que tu es sur la touche, comme tu dis ?
Elle leva les bras au ciel, regardant Roger avec une moue condescendante. Elle n’avait pas l’intention de lui faire un exposé de tous les tenants et aboutissants, l’affaire semblait compliquée. Mais elle en avait trop dit, ou pas assez, et dans ce cas un complément d’explications s’avérait nécessaire. En mai dernier le directeur des programmes s’était inquiété de la baisse d’audience. Elle l’avait convaincu de l’aspect passager de cette baisse, due, selon elle, à un mois de mai trop beau pendant lequel les gens avaient préféré aller se promener. L’inquiétude avait été diluée dans les mêmes vitamines D de printemps. Juin avait coulé tranquille, les vacances voguaient déjà dans les esprits. Elle avait passé deux mois d’été en Corse, chez l’ami d’un ami. Soleil, piscine, farniente. Insouciante. Trop insouciante ! Elle s’en voulait de sa naïveté qui faisait qu’elle n’avait rien vu venir. Elle ne s’était même pas posé de question, n’avait jamais envisagé aucun risque. Mais durant l’été d’autres avaient besogné. À la rentrée, son émission n’était plus sur la nouvelle grille. L’intraitable audimat avait craché sa sentence, et des sbires s’y étaient pliés. Le directeur des programmes lui avait dit de prendre ça avec philosophie. Que signifiait « ça » ? Il n’avait jamais eu le courage de le préciser. Si on voulait parler de philosophie, il n’y en avait qu’une, celle de la rentabilité immédiate, avec la conséquence directe qu’elle était mise sur la touche, c’est-à-dire qu’elle pouvait se considérer comme virée de TV8 dès septembre, en pleine rentrée. Une déprogrammation valait toutes les explications. Son protecteur à TV8, Jérôme Klin, qui y coproduisait plusieurs émissions, n’avait rien pu faire ; il lui avait fait la confidence d’être lui-même sur la pente descendante.
Elle continua de pester contre ce coup du sort, un moment. Roger opinait du chef, attentif, sans plus, placide, ni concerné ni curieux de l’affaire de sa cliente qui mettait du temps à se calmer. Charles, qui s’attablait régulièrement devant un café dans ce bar, connaissait ces situations où des clients subissant les affronts de la vie venaient chercher ici une oreille compatissante. À l’instar du type en pardessus qui lisait son journal, des amoureux seuls au monde, cette scène de confessionnal

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