129
pages
Français
Ebooks
2019
Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne En savoir plus
Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement
Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement
129
pages
Français
Ebook
2019
Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne En savoir plus
Publié par
Date de parution
12 avril 2019
Nombre de lectures
1 309
EAN13
9782370116611
Licence :
Tous droits réservés
Langue
Français
Publié par
Date de parution
12 avril 2019
Nombre de lectures
1 309
EAN13
9782370116611
Licence :
Tous droits réservés
Langue
Français
LA COMPLICE
Valérie Hervy
© Éditions Hélène Jacob, 2018. Collection Littérature . Tous droits réservés.
ISBN : 978-2-37011-661-1
D’elle à moi
Si elle me raconte, vous allez croire qu’elle ment
C’est pourtant d’elle, dont mon histoire s’échappe
Car je la vois souvent dans mon miroir
Cette elle ou moi pèse doublement
Je dois patiemment l’apprivoiser chaque jour
Même au centre de moi, elle m’accompagne
Dans ce dédale de contradictions, je construis ma vie
Et quand elle flanche, c’est moi qui la rattrape
Vous aussi vivez avec un autre moi
Ne vous alarmez pas, nous vivons bien ensemble
De lui à nous palpite un cœur unique
Valérie Hervy
1 – Le livre ouvert
Le soleil se perd sur la ligne d’horizon, là-bas, au loin, au-delà de la Loire, qui serpente entre les quais et s’élargit en vagues moutonneuses au milieu de l’océan. Le ciel sur Nantes s’assombrit peu à peu. Un rectangle de lumière encore clair s’éternise sur le rebord de la fenêtre entrebâillée avant de disparaître complètement, absorbé par les ténèbres. La chaleur moite de la mansarde s’évanouit pour laisser place à une fraîcheur plus supportable. Une bise légère se lève, tourbillonne et chasse les miasmes fétides venus du dehors.
Prise de vertiges, Estelle se sent à bout de forces, au bout du rouleau, au bout d’elle-même. L’ouvrage posé sur l’accoudoir du divan tombe avec un bruit sourd. Une petite bombe de papier s’écrase au milieu du studio. Le son paraît quasiment inaudible, mais il retentit dans sa cervelle égarée.
Comme d’habitude, la jeune fille a commencé à lire, les pieds sous les fesses, un coussin dans le dos et un paquet de gâteaux à portée de main. Elle aime s’envelopper dans ce cocon douillet quand elle s’évade dans son activité préférée. Tranquille, dans sa bulle protectrice, Estelle traverse les lieux, les personnages sur le tapis volant du canapé. Embarquée avec son livre ouvert, elle devient une pilote à la recherche de frissons inconnus, de sensations inégalables. Elle voyage ainsi au gré des pages, découvrant de nouveaux rivages, rencontrant des êtres de papier. Les héros appartiennent à son univers, ils la touchent, la passionnent. Il est rare qu’ils l’indiffèrent.
Pourtant, ce soir, il n’en est rien. Une terreur abyssale a remplacé le plaisir habituel. L’objet, un OVNI imprévu et dévastateur, a explosé dans sa figure. Un coup violent en pleine tête. L’histoire racontée est maudite, car on narre sa vie à travers le chapitre parcouru. Malheureusement, elle n’a pas écrit une page de ce récit et ne sait rien de l’auteur dont le nom s’inscrit en lettres scélérates sur la couverture : Martine Lesti. Son cœur bat trop vite, ses pulsations vrillent dans les oreilles. Peu à peu, elle perd pied, aspirée dans un trou noir. Les mots liés dans une farandole folle viennent de l’entraîner dans une drôle de danse, une valse implacable. Les lignes sautillent encore sous ses yeux, elles se brouillent dans des arabesques entortillées.
Estelle doit bouger, déplier les genoux, s’extraire du canapé pour ouvrir largement la vitre, respirer un bol d’air et se servir un verre d’eau fraîche. Sa gorge se noue et elle a du mal à déglutir. Lorsqu’elle se lève enfin, sa tête tourne et pèse des tonnes. Si le liquide glacé la désaltère, un goût métallique s’immisce au fond de la bouche. Machinalement, elle regarde l’horloge murale fixée au-dessus de l’évier du coin-cuisine. 22 heures, ce lundi 6 août est un jour damné, une date marquée au fer rouge sur le fil de son existence. À peine une demi-heure, trente petites minutes ont bouleversé sa vie.
Hector, le chat angora, reste assis, les oreilles aux aguets. Il la suit de ses beaux yeux verts insondables. Il sait. Son sixième sens ne le trompe jamais. Il la connaît mieux que quiconque et, parfois, elle éprouve l’impression tenace qu’il prévoit ses moindres faits et gestes, comme un garde du corps attentif, dévoué et fidèle à jamais. Quelque chose ne va pas. L’ordre de leur quotidien tranquille est dérangé. L’angoisse de sa maîtresse, presque palpable, l’inquiète et il se déplace en ronronnant entre les chevilles d’Estelle. Il espère une caresse, un signe rassurant. Le poing fermé se desserre et la main retrouve sa douceur lorsqu’elle effleure la fourrure. D’un mouvement, elle le prend dans les bras et plonge langoureusement le visage dans les longs poils protecteurs pour ressentir un bien-être provisoire. Se perdre au fond des prunelles du félin. Les deux émeraudes lui font oublier les moments honnis passés.
Rien ne serait arrivé sans le livre : La complice . Son destin est comme suspendu aux mots parcourus, il est enchaîné à Clara, cette complice gisant au milieu du studio. Vers 18 heures, elle est sortie du salon de coiffure de la place Graslin. Pendant l’été, Nantes invite à la rêverie, à la promenade. Certains soirs, loin de la canicule de la journée, la ville renoue avec une fraîcheur bienfaitrice et une vaporeuse brise océanique peut parfois s’immiscer subrepticement sous les vêtements et faire frissonner d’aise les passants, assommés par la chaleur. En quittant les bureaux, les hommes d’affaires se débarrassent, soulagés, d’une veste encombrante, d’une cravate qui les étrangle, et les jupes des femmes virevoltent à l’ombre des magasins ou des parasols des terrasses des cafés.
Après avoir shampouiné des chevelures, respiré des relents d’ammoniaque, préparé des teintures ou coupé des franges récalcitrantes, la jeune fille est heureuse de descendre à pied le long de la Loire, de suivre les quais au bord de la ligne de tramways. Souvent, avant de rentrer dans son studio, elle traverse le passage Pommeraye. Même si la foule compacte oblige à se frayer, tant bien que mal, un chemin entre les escaliers, elle s’attarde pour contempler les sculptures, effleurer d’un doigt leur blancheur immaculée. La lumière claire diffuse une atmosphère particulière. Un violoniste à l’âge indéfinissable joue des airs tziganes en bas des marches et enchante les badauds avec ses ritournelles entraînantes. L’endroit offre un havre de tranquillité, de beauté, hors du temps et de la moiteur de la ville. La verrière, comme un écrin protecteur au-dessus des têtes, laisse deviner le ciel pur où de rares nuages, en formes étirées, dansent. Au détour d’une rambarde, on s’attendrait à croiser la silhouette élancée de la Lola de Jacques Demy et ses yeux de biche qui vous transpercent, vous hypnotisent en passant.
Estelle demeure une cliente fidèle de la librairie du rez-de-chaussée, Au livre ouvert . Elle a poussé un jour par hasard les lourdes portes, pressentant qu’une nouvelle soirée en tête-à-tête avec la télévision allait profondément l’ennuyer. Un des vendeurs s’est tout de suite enquis de ses souhaits. Elle dérivait, comme une âme en peine, égarée au milieu des étals. Le jeune homme a su la conseiller et elle est ressortie ravie avec une pile sous le bras. Pendant cette période, elle a commencé à lire, à beaucoup lire, pour s’évader de ses journées tristes et ternes, pour oublier le quotidien du salon. Elle achète, en général, des ouvrages Au livre ouvert, ou arpente, le dimanche matin, la brocante de la place Viarme, pour dénicher de vieilles merveilles à la peau tannée et à l’odeur un peu surannée. Attendrie par ses découvertes sur le marché, elle choisit des perles d’un autre âge, le plus souvent au hasard. Ces antiques trésors semblent encore si vivants et prêts à lui raconter leur histoire. Elle les caresse du bout des doigts comme on touche une étole de soie précieuse et feuillette toujours les pages avec une infinie délicatesse.
Les bouquins s’empilent dans les coins du studio, ils occupent une place bien encombrante sur des étagères en bois fragiles, qu’elle a parfois tant de mal à monter. Elle vit dans une forêt de papiers et, au centre, le canapé, éclairé par une lampe tamisée, pareille à une clairière lumineuse, allume chaque soir son cinéma intérieur. Si, pendant ses études, Estelle trouvait ennuyeux et pesant de se plonger dans les œuvres intégrales, elle découvre maintenant les écrits, sans retenue, dans sa tanière. Le dérivatif n’est sans doute pas de son âge. Les jeunes, aujourd’hui, estiment la lecture obsolète et regardent le