Cet essai synthétique, qui tient du conte, trace le portrait d'un shah atypique. Rendu eunuque, Agha Mohammed Khan ne peut prétendre au trône impérial. Cependant il ne renonce pas et il consacre toutes ses forces, toute sa vie à cet objectif. Parviendra-t-il à l'atteindre? La lutte fut impitoyable et fournit l'occasion aux impérialismes d'exercer une forte pression. Ce siècle néanmoins comporte quelques avancées : la fondation d'une dynastie et d'une capitale promise à un avenir brillant. Plus tard des tentatives réformistes ouvrent la voie à un essai avorté de régime constitutionnel. Mais l'unité de l'Iran se déchire, des dynasties locales confisquent le pouvoir, la sécurité n'est plus assurée. Il faudrait autorité et fermeté pour rétablir les frontières et la paix civile. Le Prétendant en aura-t-il la force?
Informations légales : prix de location à la page 0,0650€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.
Extrait
Sang et terreur, le shah eunuque
La vie d’Agha Mohammed Khan
Tristan Chalon
COLLECTION L’IRAN EN TRANSITION
Dirigée par Ata Ayati
Les dernières parutions
Chants patriotiques d’Iran,Traduits et présentés parrezaafcharnaderi, bilingue, 2020. farhadahmadi,Grandir sous la Révolution iranienne,2020. fabienkoutchekianetnicolasfernandez-lefollic, L’héritage de la colère. Récit de la Révolution iranienne au MoyenOrient actuel,2020. Parvine E’tessâmi.Pionnière de la poésie des femmes iraniennes. Traduit du persan parjalalalavinia. 2019. estherparisi,Juifs et Iraniens.La communauté judéoper sanela Révolution en Iran et en Israël depuis . Préface de Daniel Meier, 2019. jean-claudevoisin,La Perse et l’Occident chrétien.Histoire des martyrs perses Abdon et Sennen,2019. mirzamohammadmassoud(dehati),Les fleurs qui poussent en enfer.Traduit du persan par Christophe Balaÿ, 2019. m.f.farzaneh,Le mariage d’Azraël ou la jeune fille et la mort, 2019. shahlanosrat-wolff,La chevalerie iranienne. Samaké ‘Ayyâr. Préface d’Hossein Beikbaghban, 2018.
TîSà Càô
Sang et terreur, le shah eunuque Là vîé ’AgHà MôHàé KHàn
a nuit persane est tiède, balsamique, voluptueuse. Un L orage au loin rôde et gronde. Le vieux palais de Meshed dort dun mauvais sommeil, Meshed la ville sainte des Shiites, Meshed la capitale du Khorasan au nord-est de lIran. Les murs en pisé du palais sont saturés de chaleur. Sous les rosiers des jardins à lancienne mode, la fontaine se tait, leau sest tarie. L« andéroun » aussi est silencieux : son silence est tissé de peur et daente anxieuse. Les femmes dAdel Shah – neveu et successeur de Nader Shah, de la famille turque des Afchars – ne dorment pas. Elles gueent le moindre bruit. Elles sursautent au cri dune chouee qui fond sur sa proie, au murmure du vent qui froisse le feuillage du jujubier dans la cour, au pas du veilleur de nuit chaussé de paisibles pantoues qui glissent sur le carrelage. Car le terrible secret a ltré.
Une porte dérobée ménage une entrée discrète dans lapparte-ment des femmes : elle souvre et donne passage à un petit groupe que conduit un ocier du palais. Le groupe comprend un médecin,
5
6
un apothicaire, un homme de loi et, de manière insolite, le bourreau aux bras peints en rouge, assisté de ses aides. À peine le groupe a-t-il pénétré dans l« andéroun » que les femmes, tout en se cachant pour ne pas être surprises par un regard masculin, entonnent, à voix basse, une lamentation qui va crescendo. « Ah, malheureux, pauvre petit prince ! » murmurent-elles avec des pleurs.
Le groupe se hâte vers la chambre où un enfant – un garçonnet de six ou sept ans – allongé sur une nae dort à poings fermés. Les aides du bourreau sen emparent, lui arrachent ses vêtements, létendent sur une table de marbre portée par un piétement de pierre, limmobilisent. Les bras en croix, les jambes écartées, la poitrine sont tenus par des sangles solides. Lenfant ne sest pas débau, il xe ses tortionnaires de son beau et sombre regard, ses yeux les interrogent : que veulent-ils, quel est leur dessein ? Docile cependant, il avale sans trop de répugnance la potion opiacée que lui sert lapothicaire. Les assistants du chirurgien lui badigeonnent le bas ventre dune solution aseptique et anesthésiante. Les regards se portent sur le chirurgien qui secoue la tête en guise de refus.
Non, sexclame-t-il en désignant lhomme aux bras teints de rouge, ce nest pas à moi, mais à lui, au bourreau docier ! Ma profession est de soigner et si possible de guérir, non de punir et mutiler.
Locier se tourne vers le bourreau.
Remplis ton oce, commande-t-il. Presse-toi !
Alors, le bourreau sapproche, un couteau aiguisé au poing. Son geste est rapide et sûr. Lenfant pousse un cri et sévanouit.
Cest au tour du médecin dintervenir : il eectue une ligature, il cautérise la plaie au fer rouge, il stoppe lhémorragie. Le gref-er constate la mutilation humiliante qui exclut lenfant de la couronne impériale et il en dresse procès verbal pour son maître. On ne verra jamais un Shah eunuque – « Shah akhté » – sur le trône de lempire millénaire. Ce document souligne que, confor-mément aux instructions, lopération a été à dessein « incom-plète » : elle empêchera de procréer, mais elle ninterdira pas totalement tout commerce amoureux.
Lenfant sappelait Agha Mohammed Khan ( /). Il portait tous les espoirs de la tribu des Qadjar : on le considérait comme un « Prétendant » dont les chances de coier la tiare impériale étaient sérieuses...
Il était le ls aîné de Mohammed Hassan Khan, le chef des Qadjar, du clan des Bergers et de son épouse Fatemeh, lle dune famille qadjar de « grande tente ».
Il était, du côté paternel, le petit-ls de Fath Ali Khan Qadjar, chef des Qadjar et Régent du royaume. Mais son grand-père était mort en , longtemps avant sa naissance (). Il avait épousé une princesse apparentée aux Safavides, la belle Emineh Khanom quil avait reçue de la main du Shah en personne. Emineh était la grand-mère de lenfant.
Adel Shah par un coup de chance avait fait prisonnier le ls de son ennemi le plus détesté. Ce jeune garçon, il le retenait comme captif et otage dans son palais ( / ). Il avait ordonné la barbare mutilation an de punir le père à travers le ls. Le jeune Agha Mohammed Khan était désormais disqualié dans
7
8
la lue pour le pouvoir suprême. Eunuque, il serait un objet de dégoût, de mépris, de déshonneur. Ni homme ni femme, il lui faudrait subir les indiscrétions, la curiosité malsaine, les quolibets, les sourires entendus, les chuchotements. Adel Shah, le neveu et successeur de Nader Shah – Nader laventurier, le conquérant – pouvait se réjouir, il avait ruiné les espoirs fous des Qadjar du clan des Bergers. De son vieil et implacable adversaire, il sétait vengé. Les Afchars – la famille turque de Nader Shah et dAdel Shah – lemportaient sur les Qadjar, pour le moment du moins...
Nul na mesuré lampleur du traumatisme ressenti par le malheureux garçon. La honte, lorgueil ou ce quil en restait, son rang lui ont interdit de se plaindre ni de se coner à quiconque. Il est vraisemblable que le choc psychologique fut profond et la blessure morale inguérissable. Son caractère en fut bouleversé. Daprès les témoignages recueillis, cétait un enfant éveillé, vif, rieur, aectueux. Il devint morose et sombre, renfermé, froid et indiérent, incapable démotion, de pitié, de clémence. Plus tard, adolescent puis adulte, non seulement lamour lui était incompré-hensible, mais lamitié, la camaraderie, la convivialité le furent aussi. Dur avec lui même comme avec autrui, cruel à loccasion, Agha Mohammed Khan éprouva parfois un plaisir inquiétant à punir, à tourmenter, à frapper. Même ses qualités présentaient un aspect soit étriqué soit excessif et manquaient souvent de générosité, de largeur de vues : sobre il paraissait dune austérité dascète ; économe il passait pour avare ; ordonné, méthodique il semblait maniaque ; sérieux et rééchi, on le disait ennuyeux. Sa piété était taxée de bigoterie, sa circonspection de timidité, sa
prudence de lâcheté. Il veilla à enfouir en lui-même le secret de son malheur. Mais ce secret était connu de tous.
Lopération cruelle quil subit détruisit une part de lui-même, brisa sa jeunesse, le vieillit prématurément. Toute sa vie, deux passions exclusives dominèrent lEunuque, sétayant lune lautre : le pouvoir et la vengeance, le pouvoir pour se venger et la vengeance pour se frayer un chemin vers le pouvoir. Il y voua son existence mutilée. Sa carrière fut à la mesure de sa personnalité : elle se développa de manière étrange et selon une ligne mysté-rieuse. Treize ans dimmobilité politique, comme captif et otage à Chiraz, furent suivis de quinze ans de combats acharnés et dune lente ascension, laborieuse, chaotique. Cee lente ascen-sion déboucha sur un règne réparateur mais avorté, interrompu par une mort peu glorieuse, comme si le destin sétait joué de sa victoire. Cependant le Shah eunuque laissa une œuvre, un bilan. Cee œuvre fut durable, le bilan nuancé. Les traces en sont perceptibles aujourdhui encore.
Il nétait pas parti de rien. Jeune garçon, il avait recueilli un héritage. Cet héritage nétait pas négligeable et laida. Mais le combat nétait-il pas perdu davance ? Était-il concevable quun eunuque puisse ceindre la tiare ? Comment pourrait-il lemporter dans une lue qui exigeait ces qualités mêmes dont on entendait le priver en le mutilant ? De quelle autorité se prévaloir quand on est un objet de mépris, de dérision, de railleries ?
Agha Mohammed Khan lEunuque surmonta ces obstacles : il t preuve de volonté, de courage, dhabileté. Il sut tirer parti des circonstances et de la crise qui frappait la Perse.