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EAN : 9782335097702
©Ligaran 2015
À CEUX QUI NOUS REVIENNENT
Première partie
CHAPITRE PREMIER Riette
M. Lambert des Forts s’arrêta un moment à l’entrée du jardin ; droite et longue, une allée s’étendait devant lui, tentante en cette heure matinale où le soleil oblique d’hiver touchait d’or léger les herbes tenaces que la sarclette ne persécutait plus.
Il mesura de l’œil la distance à parcourir pour aller au banc souhaité et ne s’en effraya pas d’abord. Ce n’était pas encore un vieillard, c’était un homme qui venait d’être jeune. Son esprit s’en souvenait dans un corps qui l’oubliait de plus en plus. Il marchait péniblement et pensait de façon alerte.
À peine avait-il fait quelques pas qu’il sentit s’alourdir sa fatigue et s’accuser la souffrance de ses reins ; il regarda autour de lui et jeta un léger cri d’appel.
– Henriette…
Une voix répondit aussitôt si claire et si fraîche qu’elle semblait se jouer sur le bruit rieur d’un ruisseau courant en cascades vers les prairies qui entouraient le petit manoir.
– Papa.
Et une jeune fille apparut pleine de grâce.
Ce mot de salutation angélique pouvait lui être appliqué ; toute jeune, petite de corps, menue de gestes, aisée et fine dans ses mouvements et dans ses voltes, elle rappelait le joli portrait que nous a tracé Saint-Simon d’Adélaïde de Savoie, Duchesse de Bourgogne. Un ovale de visage d’une perfection amusante et narquoise, deux yeux bruns et prestes, faisant sous les sourcils droits une danse de sylphes, la lèvre vive prompte et bonne, le cou d’une courbe câline et replète ; ses cheveux légers en broussaille sur le front pouvaient figurer une manière de Fontanges et, par un charmant anachronisme, se relevaient par derrière en chignon à l’antique. Sa démarche, eût dit le Duc, était celle d’une déesse sur les nues, mais la pétulance y nuisait à la majesté et quelque mythologue du XVII e siècle l’eût plutôt comparée à la nymphe Galatée de Virgile.
D’un geste habitué, elle passa son bras sous celui de son père, pour le soutenir en paraissant s’y appuyer et les jeunes pas aidèrent les vieilles jambes qui s’équilibrèrent rassurées.
Ils furent ainsi jusqu’au banc de pierre, que M. des Forts s’obstinait à prendre pour un autel druidique et restèrent un moment silencieux à contempler le doux paysage et à goûter la joie éphémère de ce faux printemps.
Ils disaient, pour parler, pour que leur silence ne fût pas trop plein de pensées.
– Il fait doux – l’air est tiède, – tu as bien dormi ? – Et toi, papa ? – On ne dort jamais bien à mon âge, on n’a plus assez de temps. – Si tu savais, quels sommes je fais, moi, dans mon pieu… – Tiens-toi plus droite, ma chérie.
Et il objecta doucement, en forme de prière :
– On ne dit pas « pieu », Riette, c’est si simple de dire un lit.
– Oui, mais c’est bien plus long, tandis que pieu, ça y est.
– Tu trouves ?
– Papa, dis-moi tout de suite que j’ai le dos rond et que je suis mal élevée, dis-le. Mais pourquoi faire ? je le sais bien va.
Leur querelle est tendre, joyeuse, ils s’en amusent ; deux jeunes chiens qui se disputent un bâton donneraient l’impression de ce débat.
Elle continue, agressive :
– Papa, tu sais, on dit aussi : Plumard.
– Tu m’ennuies… Tiens voilà Pulchérie qui vient nous chercher pour déjeuner.
– Papa, pourquoi l’appelles-tu Pulchérie quand son nom est Julie ?
– Parce que Pulchérie vient de Pulcher qui veut dire beau en latin.
– Eh bien ?
– Regarde-la ; tu vois que j’ai raison.
La pauvre fille qui s’avance porte la plus laide figure du monde et le père comme l’enfant s’en amusent en secret.
Il se sent un peu gâteux ; il jouit de cette conscience, il lui semble que la vieillesse ainsi lui fait un signe et l’invite ; il l’accepte doucement comme on consent à s’endormir à la fin du jour.
Et, de nouveau, il essaye de marcher, se lève plein d’espoir et de vivacité… ; la douleur le guette, l’atteint et le mord ; il trébuche, le petit bras se glisse sous le bras alourdi et soulève l’énergie du vieux corps. Ils vont vers la servante que M. des Forts salue d’un sourire.
Le déjeuner est servi dans la salle à manger des jours solitaires ; l’autre, à côté, il y a dix mois était pleine de monde, de bruit, d’animation ; un valet de pied en veston de coutil y faisait un service discret et rapide, malgré les chiens qui se fourraient entre ses jambes, malgré l’abondance des plats à passer. Par les fenêtres ouvertes, on voyait le soleil de midi battre durement le sol de la terrasse ; des parfums de prairies vertes, de fleurs, de sèves, entraient. Des jeunes voix mâles se mêlaient à des rires d’enfants, et, aussitôt le repas fini, des trompes d’auto retentissaient invitant aux longues promenades.
Aujourd’hui le père et l’enfant déjeunent un peu silencieux servis par Julie, dite Pulchérie, dans la petite pièce frileusement fermée ; malgré la gaîté d’Henriette, ce repas est triste et seules les incartades du chat Moucharabieh écartent et distraient un instant la préoccupation des deux convives.
Sans le vouloir, malgré eux, ils attendent quelque chose.
Ils attendent quoi ?
Un homme qui, là-bas, vient de quitter la petite ville en relevant sur son épaule la courroie d’une lourde boîte ; comme celle de Pandore elle est pleine de tous les biens et de tous les maux, elle contient même l’espoir, mais aussi la déception.
L’homme marche le long des routes, franchit les ponts, gravit les côtes, descend les pentes, s’arrêtant de maison en maison ; attentifs, ils écoutent maintenant un rapide colloque dans la cuisine ; c’est lui, le facteur, il doit boire son verre et manger sa tartine, mais que Julie est longue et s’attarde à causer…
– Va voir, Riette, dit le père.
Avant qu’elle ne se soit levée, la porte s’ouvre et la servante apparaît tenant le courrier.
D’une main vive la jeune fille a détaillé le petit amas de papiers ; elle a mis de côté les journaux, écarté d’un coup d’ongle les écritures indifférentes, été droit à l’enveloppe souhaitée, celle que tous les jours ils espèrent et craignent tous les deux. – Tu veux que je lise, papa ?
Ses doigts déchirent le papier, déploient la lettre.
« Mon cher papa,
Vous n’avez rien reçu, Riette et toi, depuis ma dépêche vous annonçant que j’étais arrivé à bon port, vous devez être impatients de connaître mes premiers pas dans la carrière et je vois d’ici ma chère sœur, grillant comme une côtelette, guetter Gramac et l’accuser d’être inexact ; je l’entends maudire la poste et lui prêter les pires négligences ; la vérité est plus simple et Gramac est moins coupable. D’abord, j’étais très fatigué en arrivant et je n’ai pas eu une minute pour écrire, ensuite je voulais pouvoir vous dire mes impressions. Les deux premiers jours, elles ont été tout en rose ; bon lit, bonne nourriture, le matin nous faisions les diables, le soir c’étaient des veillées en famille, égayées de chanteurs amateurs. Enfin la vie de casino… ou presque.
Depuis hier, cela a changé. L’exercice est devenu de plus en plus dur. Ce qui est le plus pénible ce sont les stages d’immobilité en plein air avec la position de "garde à vous". Il fait glacial dans la grande cour nue, et sans les tricots dont ma sœur m’a pourvu j’aurais peine à tenir ; enfin on se réchauffe à la cantine ; mais il y en a tant qui n’ont pas un sou en poche qu’il serait dégoûtant de s’ingurgiter des "réchauffements" devant eux en "faisant Suisse". Tu me vois avec mon escorte de braves pannés, payant le café et le petit verre, mais, – soyez tranquilles, – sans excès et sans poser pour le richard… que je suis si peu.
Nous sommes libres de cinq à sept et j’en profite pour me promener et faire connaissance avec Tours. J’ai aussi porté ma carte chez les Perdrigon, absents en ce moment, et chez notre tante de Palinges, absente elle aussi, mais qui va revenir dans une huitaine.
C’est une belle ville que