Bâtons rompus
118 pages
Français

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus
118 pages
Français
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus

Description

Deux entrepreneurs, l'un jeune dirigeant de start-up, l'autre consultant expérimenté, échangent de manière percutante sur la société, la formation des élites, les écoles de commerce, la politique, l'art ou la culture. Leurs opinions convergent souvent, divergent parfois, mais surprendront le lecteur convaincu de les connaître avant de les avoir lus. Leurs visions respectives de l'économie les rapprochent, leur passion pour l'art et la culture les réunit.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 29 avril 2019
Nombre de lectures 0
EAN13 9782414342709
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0045€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Christian Soleil et Alexandre Maire
Bâtons rompus
Conversations entre deux entrepreneurs sur la société, la culture, l’art et la politique
2
A quoi sert l’art ?
CS – Cher Alexandre, nous nous connaissons depuis quelques années et, si nos activités respectives d’entrepreneurs nous empêchent de nous rencontrer aussi souvent que nous le désirons, nous avons eu à maintes reprises l’occasion de discuter de plusieurs sujets sur le fond là où nos activités respectives ont pu nous entrainer, à Cavaillon, à Lyon ou ailleurs. Il est ressorti de nos conversations, malgré la différence de génération, de fortes proximités entre nous. Nous travaillons en effet l’un comme l’autre dans le domaine de la communication et partageons un certain de nombre de préoccupations dans les univers de l’art, de l’éducation, de la formation, du management et de la communication des entreprises, pour ne citer que ceux-là.
AM – Cher Christian, au-delà de ces sujets sur lesquels nous aimons disserter, je pense que nous avons tous deux une affection particulière pour la digression. C’est peut-être d’ailleurs ce qui a permis notre rencontre. J’irais peut-être même un peu plus loin, je dirais que nous avons fait de ces digressions passionnées une vraie mécanique intellectuelle. Souvent, nous revenons sur les
3
mêmes sujets que nous aimons lier à l’actualité. Il est tout de même amusant de penser qu’il y a deux ans tu étais mon professeur d’écriture journalistique et nous voilà réunis pour coucher nos dialogues sur le papier.
CS – Initialement, notre rencontre s’est opérée dans le cadre d’une école de commerce lyonnaise, dans laquelle j’étais enseignant et tu étais étudiant. Mais nos premiers échanges se sont largement détournés des sujets normalement abordés dans un tel contexte. Aux préoccupations naturelles de gestion d’entreprise qui ont cours dans cet univers, nous avons préféré les questions liées à l’art et la culture, accessoirement à l’éducation et à la formation. Nous étions de plus en pleine élection présidentielle et une certaine ébullition intellectuelle prévalait : les « mouvements » tendaient à remplacer les partis et, la révolution dévorant toujours ses enfants, ils annonçaient leur propre mise en danger en agitant, dans notre pays tellement vertical, l’illusion d’une co-construction véritablement démocratique que les gilets jaunes allaient prendre au mot. J’étais fortement impliqué dans la campagne de Macron, comme premier référent LREM du département de la Loire. Tu étais, je crois, intéressé par ce moment, mais plus séduit par d’autres candidats.
AM – Je crois que j’étais d’avantage fasciné par les rouages du pouvoir que véritablement par l’enjeu démocratique. Sûrement par héritage, et amour de l’utopie, je soutenais Jean-Luc Mélenchon. Je dois avouer que soutenir un candidat de gauche dans une école privée de commerce m’amusait aussi énormément. Plus sérieusement, j’ai toujours été fasciné par les tribuns. Je leur reconnais un plus grand talent, que le politicien « gestionnaire » qui ne
4
peut se détacher de sa feuille. Je crois en la force du discours. Tu as raison de parler d’illusion en matière de co-construction. Aujourd’hui, comme beaucoup de Français je crois que notre système jacobin est à bout de souffle.
CS – Tu as suivi, avant ton cursus en commerce et en communication, des études d’histoire de l’art. Ce sont sans doute ces études qui te permettent de mieux comprendre les tenants et les aboutissants de la communication, à mon avis, mais ce thème fera l’objet d’un chapitre ultérieur dans nos conversations. Il existe en effet une proximité entre les questions d’art et celles de communication. L’art, si on le considère comme un moyen d’expression, constitue en effet, au sens propre du terme, une forme de langage. De mon côté, j’ai développé diverses pratiques artistiques, notamment dans le domaine musical, par l’étude et la pratique de la guitare classique, entre neuf et trente-deux ans. J’ai financé mes études en travaillant, dès l’âge de quatorze ans, comme professeur de solfège et de guitare classique. J’ai aussi composé des pièces pour cet instrument. Je suis par ailleurs membre de la SACEM pour avoir écrit des chansons pour divers artistes, de la SACD parce que j’ai écrit aussi quelques pièces de théâtre, et j’ai publié un certain nombre de romans et d’autres ouvrages. J’ignore si le vocable d’art peut s’y appliquer. Mais en tout cas mon intérêt pour l’art et les artistes est essentiel dans ma vie. J’ai ainsi écrit des ouvrages sur de nombreux artistes, de Léonard de Vinci à Michel-Ange en passant par Andrea del Sarto, Vivaldi, Jean Cocteau, Jean Marais, Vladimir Maïakovski, Virginia Woolf, Duncan Grant, mon amie Angelica Garnett, le poète Julian Bell, mon ami l’écrivain Hervé Guibert, et j’en passe…
5
AM – De mon côté, je connais quelques accords au ukulélé mais ma pratique artistique s’arrête là… Et pourtant, je suis fasciné par la passion qu’un musicien a pour son instrument. J’aime croire que cette relation dépasse le simple rapport « humain – outil ». Je crois que l’instrument, le pinceau ou la plume révèle l’Homme qui les tient. Effectivement, bien que je n’aie jamais été très ème scolaire, un professeur de français en 4 m’a transmis un amour de l’histoire de l’art et du patrimoine. C’est bien simple, je n’allais au lycée que pour les options Histoire des Arts. Je crois que c’est le seul cours que je n’ai pas séché au profit d’une partie de baby-foot. Mes professeurs du lycée m’ont énormément apporté, surtout pour ce qui est de l’ouverture d’esprit et la sensibilité. Je dirais d’ailleurs que c’est là que s’arrête la connivence entre la communication et l’art. Bien sûr qu’une fresque de la Renaissance véhicule un message. Mais elle ne réduit pas celui qui l’observe à être un simple récepteur.
CS – Il existe un mythe qui a la peau dure : le langage courant ne serait pas en mesure d’exprimer ce qu’exprime l’œuvre d’art. La fonction de l’art serait même d’exprimer ce qui reste indicible, ineffable dans le langage que nous employons habituellement. Il serait le résultat d’une impuissance du langage ordinaire. C’est un mythe récurrent, qui a la peau dure. Cette illusion est générée par deux grandes croyances : d’abord, celle selon laquelle l’art aurait pour fonction de nous donner accès à un ineffable situé au-delà des mots ; ensuite, celle en un langage idéal qui nous permettrait de décrire le plus finement possible ce que nous dit une œuvre d’art. Ce qui est jugé inexprimable dans l’œuvre d’art est en réalité contenu dans ce qu’elle
6
exprime : le vague de nos expressions dans nos jugements et appréciations esthétiques participe du jeu de langage de la description, qui intègre le vague comme une dimension de l’expérience en général, et de l’expérience esthétique en particulier.
AM – Et c’est pour cela que l’étude de l’Histoire des Arts est primordiale ! Pour mieux comprendre le réel, il faut savoir se plonger dans la tête de ceux qui le subliment. Je pense que les grands artistes nous montrent le monde que nous expérimentons tous les jours en changeant le référentiel. Être capable de bouger le curseur du sensible, ce n’est pas que maîtriser l’esthétique ! C’est aussi remettre des sentiments, des émotions ou des valeurs universelles sur des pratiques sociales. C’est d’ailleurs pour cela que l’on considère Michel-Ange comme le plus grand artiste de l’Histoire de Arts. Il n’a pas seulement peint la chrétienté. Il a délivré sa vision de dieu ou de l’universalité. Je crois qu’il y aussi une forme de retenue à exprimer son ressenti pour une œuvre. Nos mots sont-ils légitimes face àla pietà, le Bateau ivreoula Sarabande? Après tout, pourquoi pas ?
CS – Je vais me permettre de m’appuyer sur Ludwig Wittgenstein, ce « chercheur de vérité » autrichien du siècle dernier, que tu connais pour avoir lu le seul ouvrage publié de son vivant, leTractatus logicophilosophicus,et sur qui je prépare un essai. On attribue parfois à Wittgenstein l’idée que l’art exprime un ineffable qui échapperait à notre langage ordinaire. Cet ineffable se rattacherait à l’indicible dont il est question dans leTractatus, « Ce dont on ne peut parler », donc « ce qu’il faut taire ». Selon cette conception imputée à Wittgenstein, ce que les mots quotidiens ne sauraient exprimer, l’art, lui, le pourrait. Les philosophes se
7
trompent de moyen d’expression, de medium, quand ils confient leur message à la langue ; ils feraient mieux d’être compositeur. Cette vue n’est pourtant pas du tout wittgensteinienne si par elle on entend qu’il y a de l’ineffable qui doit absolument trouver à s’exprimer dans un medium ou un autre et qui ne le peut, de fait, que dans l’art, le Tractatusétabli que faire de la métaphysique dans le ayant langage ordinaire ne produit que des non-sens. Pareille conception ne saurait être celle de Wittgenstein. Selon lui, en effet, d’une part, le langage factuel est le medium universel, le seul dont nous disposions ; d’autre part, il ne faut réifier ni l’ineffable ni le non-sens sous la forme d’un sens qui n’a pas de sens en matière d’esthétique, Wittgenstein n’a cessé de dénoncer comme illusoire « l’impression que nous donne un certain vers ou une certaine mesure en musique [d’être] indescriptible », ou encore, l’impression que je n’arrive pas à décrire ou à formuler « ce que me dit » une œuvre. Le mythe de l’indescriptible surgit quand nous sommes intrigués par un aspect particulier d’une œuvre, comme par une énigme. Nous sommes alors enclins à dire : « Je ne sais pas ce que c’est. Regarde cette transition. Qu’est-ce que c’est ? » ou bien « Que fait-il [Le compositeur] ? Que veut-il faire ici ? Mince, si seulement je pouvais dire ce qu’il fait ici ». Ce sentiment d’impuissance à décrire intervient spécialement, notons-le, à propos d’un aspect d’une œuvre, d’un fragment qui nous semble particulièrement lourd de sens, ou d’un passage musical que l’on « ressent par exemple comme une conclusion sans pouvoir dire pourquoi c’est un ‘par conséquent’ ».
AM – Wittgenstein a répondu à Hegel pour qui l’art est hiérarchisé et logique, tangible par le symbole. Pour Hegel,
8
l’art accompagne l’esprit dans « sa pleine réalisation ». Depuis que j’ai lu cette formule j’y repense en boucle. Je la trouve à la fois géniale et complètement fausse. Ça dépend peut-être de mon humeur… L’art nous permet de réfléchir sur nos sentiments ou juste de les vivre intérieurement mais je ne crois pas que l’art ait le pouvoir de rationaliser les Hommes. Peut-être est-ce justement ce qui nous fait dire devant un morceau : « Mais quel enchainement de génie ! » ou : « Je ne sais pas pourquoi mais je trouve ça magnifique ». Je dois t’avouer que j’ai du mal à rationaliser ces impressions. Sûrement parce que je suis confortablement blotti dans mon intuition, je me refuse, autant que je le puisse consciemment, à adapter mon expérience sensible aux critères dits évidents qui devraient me faire aimer une œuvre. Je crois qu’on a tous accès à l’art et au « beau ». Certains penseurs disent que l’art est la porte d’entrée vers dieu. L’idée est plutôt enthousiasmante mais je préfère que le génie artistique soit purement humain. Comment puis-je parler de mon expérience face à la beauté immense d’une œuvre ?
CS – Pour Wittgenstein la prétendue impossibilité de la description – même si elle correspond à un vécu subjectif bien réel – est une illusion, et « l’erreur », affirme-t-il, « réside dans l’idée de description ». Le fait, souvent noté par Wittgenstein, que dans certains cas on ne réagisse à une œuvre que par un geste pourrait induire en erreur, nous conforter dans l’idée d’une impossible description ; le geste serait – contrairement à ce que veut nous dire Wittgenstein, le pauvre substitut d’une description idéale censée nous échapper (au contraire Wittgenstein considère que le geste vaut bien toutes les descriptions). « L’on a tendance en ce cas », note Wittgenstein, « à devenir fondamentalement
9
insatisfaits du langage », si grossier qu’il ne saurait traduire quelque chose d’ineffable ou de sublime.
AM – Plus jeune, je récitais des poésies à qui voulait – ou ne voulait pas d’ailleurs – et j’adorais réciter des poèmes de Queneau ou Desnos comme lecanapé de Paméla. Quelle était ma joie de lire sur le visage de mon spectateur l’air amusé de ne pas avoir compris. Et j’aimais me demander à quel point il n’a pas compris ? Et surtout, a-t-il compris qu’il n’y a pas grand-chose à comprendre si ce n’est un ébat sexuel sur un canapé avec une certaine Paméla ? Eh bien j’avais tout faux ! Aujourd’hui je pense que Desnos raconte un ébat sexuel très précisément. Mais pour le comprendre, il faut accepter de se laisser perdre dans les allitérations. Ainsi, si je te suis, mes spectateurs de poésie avaient une description parfaite de l’expérience qu’ils venaient de vivre avec Desnos est Paméla ?
CS – Pour Wittgenstein, être insatisfait de notre langage est une erreur fatale. L’art n’a pas pour fonction de nous donner accès à un ineffable mystérieux au-delà des mots, ni d’ailleurs à produire en nous des effets – affects ou émotions qu’éventuellement le créateur aurait pu vouloir nous transmettre car ce serait là une conception causale du fonctionnement de l’art, que Wittgenstein récuse au profit d’une conception selon laquelle la recherche esthétique vise à donner des raisons. LeCahier Brun démystifie définitivement ce sentiment d’impuissance à décrire. La même illusion étrange dans laquelle nous sommes quand il semble que nous recherchions le quelque chose qu’exprime un visage – alors qu’en réalité nous nous abandonnons aux traits qui sont devant nous – La même illusion nous possède encore plus fortement si, alors que nous nous répétons une
10
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents