Le Bloc de l’œuvre
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Description

Michel-Ange a plus de 80 ans. Il a pris froid au cours d'une chevauchée dans la campagne romaine et doit passer les trois derniers jours de sa vie assis dans son fauteuil, alors qu'il frétille encore d'envie d'aller travailler dans son atelier pour terminer une sculpture inachevée. Dans l'âtre, la danse des flammes le fait rêver ; il fait le bilan de ses amours : les garçons, les papes, Vittoria Corona, de ses travaux vigoureux et surtout de sa passion indéfectible pour la beauté.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 21 janvier 2015
Nombre de lectures 0
EAN13 9782332822772
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0037€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Couverture
Copyright













Cet ouvrage a été composé par Edilivre
175, boulevard Anatole France – 93200 Saint-Denis
Tél. : 01 41 62 14 40 – Fax : 01 41 62 14 50
Mail : client@edilivre.com
www.edilivre.com

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction,
intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN numérique : 978-2-332-82275-8

© Edilivre, 2015
Le Bloc de l’œuvre
 

 
 
Le 16 février 1564
Il fait trop froid pour faire seller mon cheval. Diomedo a sans doute raison : ma chevauchée d’hier devrait me servir de leçon ! Un homme qui a passé le cap des quatre-vingt-dix ans, qui n’a plus ses jambes d’autrefois et à qui fait même défaut, par moments, sa légendaire acuité mentale est, par un temps pareil, mieux avisé de rester assis devant l’âtre.
M’y voici donc ! Offert aux flammes et apparemment vidé de tout mon feu ! Mais je n’ai jamais pu rester à rien faire ! Je ne vais pas me mettre à siroter l’élixir de mes vieux péchés ! À mon âge, on prend pour des bénédictions ce qu’on a jadis pris pour des péchés. Et mes péchés n’ont toujours été que des prétextes circonstanciels à la pratique passionnée de mon métier de sculpteur ; ils n’ont toujours été que sacrifices propitiatoires sur l’autel de mon amour de la beauté.
Dès que je pense à travailler, des ailes me repoussent instantanément. Si j’écoutais cet autre moi, pour lequel la parole des amis a moins de poids que l’appel des corps endormis dans la pierre, je serais déjà entre ces bras que mes bras veulent faire, à piocher, gratter, polir, à faire voler des nuées de poussière de marbre. Mon ouvrage m’attend dans l’atelier !
Tiberio, qui est venu hier, n’a pas aimé la couleur de mon visage. Il faisait pourtant moins froid qu’aujourd’hui ! On est en février : c’était gris et cru. Mais comme j’avais eu la malchance de me faire prendre par la pluie sur le chemin du retour, il a proclamé doctement que je n’allais pas aussi bien que mes activités le laissaient croire. Il me connaît bien. Il a raison : mon corps ignore le repos. Même quand je n’ai pas en main mon marteau et mon ciseau, je les sens là quand même, la nuit comme le jour, comme s’ils faisaient partie de moi, comme si, s’enracinant dans mes mains, ils avaient poussé dans le prolongement de mes bras.
Pendant ce temps-là, ma pietà n’avance pas. Et, si je veux que ma sépulture soit déposée à ses pieds dans l’église de Sainte Marie-Majeure, j’ai tout intérêt à ce qu’elle soit terminée. Non, ceux qui m’aiment s’entendent à me condamner à l’oisiveté. Et malade comme je le suis, c’est loin d’être une sinécure ! Mes activités seules me font oublier mon mal. Tiberio se défoule en me disant que mes cavalcades vont finir par me tuer. À mon âge, elles ne seraient toujours que l’une des causes de ma mort ! Il en profite, car il sait très bien qu’il ne pourra jamais m’empêcher de sculpter.
Dans ma nouvelle pietà, Marie met son fils debout. La courbe des jambes du Christ témoigne encore de l’horizontalité de sa mort, mais sa mère le redresse et le rend presque à la stature verticale. J’ai tellement à faire encore avant de pouvoir dire que, si je n’ai pas eu la chance de terminer le tombeau du pape Jules, j’ai au moins mené à terme mon propre monument funéraire ! Contre vents et marées !
Quand je l’aurai terminée, cette pietà – car je la terminerai, dussé-je amaigrir le Christ au point de devoir dégager du marbre les côtes entre lesquelles sa peau semblera pendre un peu, comme tirée vers l’intérieur –, on aura l’impression, en la regardant, que la mère va lancer son fils en l’air. Une fois de plus, résurrection et nativité y seront confondues. Comme dans la Déposition de Croix de Florence. Mais là, c’était tout autre chose !
Tiberio m’avait fait remarquer que la figure de Nicodème me ressemblait. C’était sans doute la barbe ! J’aurais préféré qu’il reconnaisse mes traits dans ceux du mort. Ce Christ me ressemblait bien davantage ! En fait, nous avions tous deux raison. Le vieillard charitable et le jeune homme mort sont la même personne. Toutes mes statues me ressemblent, à moi tel que je suis ou à mon idéal.
Si Nicodème est enveloppé dans son grand manteau, si sa tête est encapuchonnée, c’est moins pour signaler sa condoléance que pour indiquer l’exigence du secret de sa piété personnelle. Toute ma vie j’ai dû porter le capuchon de la prudence. Même si parfois je partageais certaines idées dangereuses, je devais protéger mon talent ! Car dire ce qu’on pense, quand on pense que les choses doivent changer, même au sein de l’Église catholique romaine, n’est pas toujours une bonne chose, si on a quelque intention de maîtriser un art aussi difficile que la sculpture sur marbre. Il faut y mettre le temps, compter les décades comme des jours de pierre. Qui peut se vanter d’avoir, comme moi, connu personnellement une dizaine de papes ? Je pouvais bien me permettre de laisser traîner un peu certains projets, voire d’abandonner les moins satisfaisants d’entre eux.
Les mauvaises langues ont répété partout que je lui avais moi-même massacré les épaules et arraché les bras au cours de l’une de mes colères légendaires, mais ce n’était pas le cas ! Cette fois-là, il s’agissait vraiment d’une veine creuse dans le marbre. Le bloc a cédé sous le coup. Là où je devais faire lever une mince tranche, une épaisse couche s’est détachée et, tombant par terre, a éclaté en mille morceaux. Et, bien évidemment, quand le marbre s’était fractionné, là où je ne voulais qu’arrondir l’épaule du Christ, je m’étais énervé, comme je le faisais chaque fois que la matière me résistait. J’aimais qu’elle me résiste un peu ; cela donnait plus d’ardeur à ma conquête. Mais qu’elle éclate à contre sens, contre le plan qu’elle m’avait elle-même indiqué, cela me révoltait au plus au point.
Je voulais tout détruire, éliminer Nicodème, ses acolytes aussi, Marie et Marie-Madeleine, pulvériser le tout, et l’envoyer se dissiper dans l’atmosphère. Alors, j’ai frappé allègrement. Mon marteau triomphait de la déraison matérielle. Une volée de coups dignes d’Hercule s’abattit sur la pauvre statue, sur le corps du Christ, puisque c’était son épaule qui avait causé ma déconfiture.
Malheureusement, ou heureusement, selon les points de vue – le mien a toujours été farouchement critique –, mes acolytes Daniele et Tiberio m’ont empêché de détruire ma propre statue. Je regrette seulement d’avoir laissé Tiberio recueillir les membres dispersés afin de reconstituer cette Déposition de Croix . Ça se voit bien trop que les morceaux ont été recollés ! Et cet avant-bras, orphelin d’un coude que soulevait la main droite de sa mère, et qui s’élevait comme une colonne à côté du tronc allongé, il aurait fallu le raccorder !
Neuf ans déjà que ce Christ éclopé me fait honte sans que j’y puisse rien ! Et n’étant plus à Florence, je ne peux plus le détruire. J’en suis venu à renoncer à ce tombeau florentin. Je ne voulais pas que mon corps dorme là pour toujours aux pieds d’une statue dont j’avais honte. Par la suite, j’ai souhaité quelque temps que me ma sépulture soit déposée à Sainte-Marie Majeure. Mais la matière elle-même m’a fait abandonner le projet. Là aussi, le marbre m’a trahi ; il ne m’as pas aimé comme le frère qu’il devait être, extrait comme moi de la pierre des Apennins toscans, il a manqué à son devoir sacré. J’ai donc été contraint d’abandonner, à contre cœur, cette pietà que je sculptais pour moi.
Heureusement, le bloc auquel je m’étais attaqué pour ce couple de figures que je voulais plus grandes que nature, était assez gros pour que je puisse, diminuant un peu les dimensions originales, tirer de l’épaule gauche et de la poitrine de l’ancien Christ une nouvelle Marie et du corps de l’ancienne Marie celui du Christ nouveau. Sauf les jambes ! Les jambes et les pieds, finis déjà, étaient intacts. Semblant s’élancer vers le Ciel, ces jambes n’avaient rien des jambes d’un mort ; elles étaient au contraire pleines de vie. Quant aux pieds, ils étaient parmi mes plus beaux ; ils le sont toujours et le resteront pour l’éternité marmoréenne. Inclinés, comme si les trous laissés par les clous de la croix étaient des yeux attendris, ils semblent ne pas toucher le sol, lancer en l’air des jambes d’Ascension.
Jamais auparavant ne m’étaient apparues avec autant d’évidence le lien entre l’expérience mystique de la connaissance et l’inaltérabilité des contingences matérielles. Non seulement cette statue fait-elle naître Jésus du corps de Marie, ce qui était déjà une image hérétique, mais elle fait aussi de Marie la nouvelle Ève, née de la côte de son enfant, le nouvel Adam. Il était écrit dans le Ciel que je devais reprendre cette pietà.
Nicodème devait représenter ceux qui ont choisi la vérité invisible. Pour les gens qui s’engagent dans la voie secrète, comme Vittoria et les Spirituels de Padoue, l’expérience personnelle de l’incarnation divine, sans intermédiaire, sans médiation, pas...

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