Trophée des plumes 2022 - Le Pont allemand
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Trophée des plumes 2022 - Le Pont allemand , livre ebook

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Description

Le pont allemand Le fleuve Sanaga coulait, tordant son corps de serpent liquide au loin et sous le pont allemand. Notre véhicule venait de s’immobiliser et nous de descendre. Mais, alors que la ville d'Edéa m'embaumait de délicieuses senteurs de noix de coco et que je devais contempler ce pont à l'architecture de l'époque coloniale, ce fut plutôt vers l'onde à perte de vue que s'élancèrent mes pensées. Je me rappelais qu’il y a plus de vingt ans, au cours élémentaire deux, je faillis mourir des suites de noyade. Mes camarades de classe m’avaient amicalement entraîné vers une rivière non loin de notre école. Et là, petits anges soudain ivres de mal, ils me tinrent par les pieds et les bras, m’agitèrent de gauche à droite, me passèrent de mains en mains comme un objet, avant de me faire boire la tasse : une eau vaseuse, sale, qui enveloppait troncs et racines d’arbres alentour. « Un homme doit savoir nager » , me diraient-ils, plus tard, après que quelques-uns parmi eux eurent appelé à l'aide des passants ; qu'ils furent tous exclus de l’école. De cette aventure d’enfant, je n’ai rien oublié. Et même si des années après, adolescent, j’avais pris des cours de natation – pour draguer les filles à la piscine, prioritairement – il y avait entre l'eau et moi une tragi-comédie, une haine studieuse, intime et réciproque, qui, me ramenant ici à ma blessure d'enfant, ne me fit pas remarquer tout de suite la rixe qui avait éclaté entre notre chauffeur et une passagère.

Informations

Publié par
Date de parution 31 mai 2022
Nombre de lectures 9
Langue Français

Extrait

Le pont allemand
Le fleuve Sanaga coulait, tordant son corps de serpent liquide au loin et sous le pont allemand. Notre véhicule venait de s’immobiliser et nous de descendre. Mais, alors que la ville d'Edéa m'embaumait de délicieuses senteurs de noix de coco et que je devais contempler ce pont à l'architecture de l'époque coloniale, ce fut plutôt vers l'onde à perte de vue que s'élancèrent mes pensées. Je me rappelais qu’il y a plus de vingt ans, au cours élémentaire deux, je faillis mourir des suites de noyade. Mes camarades de classe m’avaient amicalement entraîné vers une rivière non loin de notre école. Et là, petits anges soudain ivres de mal, ils me tinrent par les pieds et les bras, m’agitèrent de gauche à droite, me passèrent de mains en mains comme un objet, avant de me faire boire la tasse : une eau vaseuse, sale, qui enveloppait troncs et racines d’arbres alentour. « Un homme doit savoir nager » , me diraient-ils, plus tard, après que quelques-uns parmi eux eurent appelé à l'aide des passants ; qu'ils furent tous exclus de l’école. De cette aventure d’enfant, je n’ai rien oublié. Et même si des années après, adolescent, j’avais pris des cours de natation – pour draguer les filles à la piscine, prioritairement – il y avait entre l'eau et moi une tragi-comédie, une haine studieuse, intime et réciproque, qui, me ramenant ici à ma blessure d'enfant, ne me fit pas remarquer tout de suite la rixe qui avait éclaté entre notre chauffeur et une passagère.
Pendant tout le trajet déjà, l’homme n’avait cessé de maugréer. Son agacement décuplait les rides sur son front, trahissant son âge avancé, faisant jaillir des yeux globuleux de ses larges paupières. Le conducteur disait d'abord avoir égaré sa bourse, puis il conclut qu’on la lui avait prise. Il ne s'en séparait jamais, expliquait-il, nous regardant à travers le rétroviseur central du car, et réprimant des gestes nerveux. Il mettait le petit sac sur son siège ou près du levier de vitesse. Il y avait là ses pièces personnelles, de l'argent, un souvenir qu'il portait presque comme un gri-gri, un minuscule téléphone portable. Malheur à celui qui l'avait volé, ajoutait-il, oh malheur ! Au début, la chose me parut banale – puisque notre homme n'avait cherché son bien ni au contrôle de police de Mbakomo encore moins au péage de Boumnyebel – et ce fut aussi l'attitude des autres passagers. Quelques-uns allèrent même d'un rire hystérique, tant l’irritation du vieux, couplée au va-et-vient comique de ses yeux, offrait un spectacle hilarant. Était-il possible que tant d’âmes transportées par ce vieillard négligeaient sa colère légitime, et le risque auquel elle nous exposait sur l'axe routier Yaoundé-Douala ? Comme j’étais assis un siège après lui, sur la rangée de droite, je demandai à l'homme de me communiquer son numéro. Il me répondit : « Pas maintenant, ça va me distraire ». Mais il continuait de se plaindre, promettant de faire mal à l'auteur du forfait. « Vous avez une preuve ? », demanda enfin un autre passager. « C’est quelqu’un dans la voiture ! », répondit sèchement le conducteur. À ces mots, des voyageurs s'enflammèrent, le traitant de « sénile », de « menteur », banalisant l'acte supposé de vol, banalisant même le contenu de la sacoche. Le vieillard faillit perdre plus d'une fois le contrôle du véhicule. Je me levai lentement, le priai de se calmer, de rouler. Je lui parlai avec le respect qui était dû aux personnes de son âge, promis même de rembourser l’argent, d’offrir un téléphone neuf. Il répondit seulement « Mon souvenir, malheur à celui qui l’a pris ! ».
Alors que je me rasseyais, mon regard croisa celui d'une femme. Elle était derrière le chauffeur, juste à ma gauche, vêtue d’une robe à col Claudine et faite de tissu pagne. Mes yeux firent intuitivement le tour de l’inconnue. Sa poitrine proéminente me parut anormale. Comme s’il lui avait poussé au milieu des deux autres un troisième sein. Elle portait sur les cuisses un enfant de trois ans, dont le petit corps fuyant au pays des rêves, jetait la tête chevelu vers l'avant-bras gauche de la mère. La dame avait aussi un drôle de visage ; le visage rare de ces êtres dont la nature – et peut-être même les fautes – brille distinctement dans les yeux et sur le front...
*
Sur le pont allemand donc le chauffeur nous fit signe de descendre. La femme restait impassible avec son fils réveillé et qu’elle portait maintenant à califourchon. En cherchant ici et là, l'homme répétait : « Malheur, malheur ! ». Je m’éloignai. Pour la contemplation de la Sanaga dont j'ai parlé tout à l'heure. Les mouvements nerveux que j’aperçus de loin durent me ramener vers le reste du car. Un passager avait appelé le numéro du vieux, m'apprit-on, et le son de l'appareil, semble-t-il, avait retenti dans la poitrine de la femme. L'épilogue du récit, je le vivais. Le chauffeur empoigne la dame pour la fouiller. La femme nie, fait non de la tête, se débat, repousse le vieil homme, résiste à l’assaut de ses mains, en serrant de son mieux le garçon. Dans ce cafouillage de mains, des voix et des yeux de la foule, elle tourne au vieillard le dos, sort la bourse et la jette dans le fleuve. « Pourquoi tu as fait ça, hein ? » fait le chauffeur ; « Va donc ramasser ça, voleuse ! » achève-t-il ; et dans une colère sombre et presque démoniaque, il balance la mère et le fils par-dessus le pont.
*
Des cris stridents s’élevèrent sur la Sanaga. Les femmes ramenaient leurs mains à leurs bouches, sur leurs têtes ; les hommes remplis d'effroi balbutiaient ; tournant à gauche, à droite, allant d'un côté et de l'autre du pont. Devant la nécessité de l'action, est-il encore permis d’hésiter, douter ou réfléchir ? Quand le mal agit et que le cœur philosophe, la mort devient l’issue la plus sûre des malheureux. Je laissai parler mon instinct, m'appuyai sur la berge droite du pont allemand et sautai. L’eau s'ouvrit sous mon poids en un splash sec qui m’étourdit un peu. Le reste appartenait à l’adrénaline et au réflexe. L’homme qui nageait là, révisant en action ses cours, c’était l’enfant d'autrefois qui voulait sauver celui d’aujourd’hui. Ce fut la trace et les pleurs du petit que je suivis, ne sachant où se trouvait la mère. Je nageai jusqu'à lui, lui tins la main, le tirai vers ma poitrine. Mais le fleuve effrayant reprit le dessus. S'appuyant sur la tragédie de mes neuf ans, à travers la peur panique qui s'empara de moi, il balaya d'un coup de main ferme ma bravoure instinctive. J'avais aimé, un peu vécu, moi. Je pouvais bien mourir là. Mais le garçon ? Je le posai sur mon épaule gauche, l’enveloppai du même bras. Pour ne pas sombrer au fond de la Sanaga, je redressai la tête, l'enfant, le buste, et tins mon corps en une barre verticale, que l'eau venait couper vers la poitrine. J'agitais par intermittence les pieds, priant qu'une aide quelconque nous vînt. Et ce furent quelques minutes longues comme le fleuve Sanaga ; minutes vie contre mort , chapelet de douleurs, où la tension des nerfs et les muscles ankylosés répondaient à mon souffle saccadé. Une ombre se rapprocha enfin de nous, prit une forme d'homme. Je m’évanouis.
*
En me réveillant, nous étions – l'enfant, la mère et moi-même –, allongés au bord du fleuve, entourés de personnes curieuses, ébahies. Des riverains nous avaient sauvés. Et grâce à eux, nous avions survécu à cet enfer de l'eau. Quoique encore un peu assommé, je ne pus, cependant, m’empêcher d'interroger le vieillard. Je devais comprendre : son acte, ce qu’était le souvenir dans la bourse. « Le ticket du bus dans lequel j’ai rencontré mon épouse », me confia-t-il d'une voix triste, chargée de regrets. Il se tut un temps puis ajouta : « C’est mon porte-bonheur… Je voyage avec depuis quinze ans qu'elle est morte ». Je restai sans voix sur le pont allemand. On emmena le vieux à la brigade de gendarmerie.

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