Trophée des plumes 2022 - (Vagabond de l Eldorado)
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Trophée des plumes 2022 - (Vagabond de l'Eldorado) , livre ebook

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Description

Courir tous les dangers, à la recherche d'une meilleure vie; ruiner des espoirs, briser des vies à poursuivre des mirages. Ainsi, des milliers d'immigrés clandestins vont mourir dans les mers à la recherche de l'Eldorado en Europe. Pour ceux qui survivent et reviennent, ils comprennent qu'ils n'auraient jamais dû partir.

Informations

Publié par
Date de parution 25 mai 2022
Nombre de lectures 115
Langue Français

Extrait

VAGABON DE L’ELDORADO
S’il avait pu voir le soleil scintiller dans la sueur sur son front, jamais il ne serait allé chercher des diamants aussi loin de chez lui.Même s’ils étaient beaux. Quand bien même ils étaient précieux. Peut-être était-ce à causede la rancœur? Certainement. De la haine aussi. Il allait trouver cette terre, à son retour,brûlée d’abandon et de canicule.Et de ce qu’il avait trainé sur le corps nu d’une espérance aveugle, il ne resterait plus que de la chair flasque et dépérissante.De ce qu’il avait laissé, agonisant et sombrant dans les limons de son oubli, il y aurait une mémoire vive. Une mémoire faite de feu, de foudre,voilée derrière l’opacité d’une sombre tranquillité.
S’il avait pu voir dans les yeux de Charlotte l’abîmequ’il avait creusé, il aurait su que l’enfer qu’il fuyait le traquerait, même s’il se refugiait à l’autre bout de l’univers.Partir ? Oublier ? Et puis revenir ? Un jour peut-êtreRevenir les mains dans le dos en sifflotant. Même si, alors, il transportait un sac d’ormêlé à des diamants les plus beaux, son chemin pavé de cadavres de rêves et de corps exsanguesd’espoir,n’aurait eu aucune justification. Non, aucun trésor n’a le pouvoir de rendre aux hommes leur bonheur, leurs espoirs effrités, quand ils naviguent à vue,sur une mer d’abandon et d’horreur.Leurs boussoles brisées, le nord se perd dans un pullulement de direction sans sens. Des culs-de-sac.
Souvent, dans sa vadrouille, il pensaità elle, à ce qu’elle devenait. Illui soupçonnait une forte douleur, une haine à la mort ; quoiqu’elleavait toujours semblé en être incapable. Ses manières étaient innocentes, faites de naïves étourderies pour qu’onsoupçonne en elle de la méchanceté. La candeur personnifiée. Ellecroyait l’hommenaturellement bon. Elle voyait enle mal un accident d’existence. Elle croyait en Dieu ; la souffrancene pouvait être qu’une condition essentielle pour mériter le repos éternel. Elle pardonnait aux autres leurs faiblesses. Puis, il est arrivé.
Il est arrivé avec ses démons et ses hantises. Comme on passe devant un regard et l’effleure juste un instant, il faisait seulement son chemin. Elle, elle était sensible à l’aura des gens. Elle était sensible à la maladiede l’âme. Celle qui lui fait sembler un bossu difforme.Sa blessure, à lui, était trop profonde, enracinée dans des désillusions, des coups de la vie, ceux dont on se relève difficilement. Il était un bossu, le bossu de dame Existence. Mais ça, elle comme lui ne le surent que quand la cathédrale s’est effondrée, et n’a laissé s’envoler aucune colombe. Et s’il avaitsu voir le dévouement de Charlotte pour le salut de son âme, peut-être aurait-il renoncé aux trésors éphémères d’outre-mer, vaste mirage pourlequel ses mains meurtrières plongeaient dans l’innocente foi d’une âme fidèle. En effet, il lui avait dérobé un million et demi de francs, argent sur lequel reposait tout un avenir.
A un moment pourtant, il l’avaitentrevue, cette lumière qui jaillissait d’elle; quand, dévêtant les champs de leurs herbes pour les couvrir de cultures, il la voyait slalomer entre les billons. Elle se disait complète et affranchie. Elle le considérait comme le chainon manquant de sa plénitude. Et lui, il trouvait ça plaisant et rassurant d’avoir une place importante dans la vie de quelqu’un.Sa main passait et repassait sur son front ruisselant de sueur après avoir éventré le sol. A un moment, il a pensé qu’il n’avait plus à poursuivreces illusions et que, finalement,avoir quelqu’un qui l’acceptesans jugement valait la peine de tout abandonner. Pourtant, la hantise était là, tapie sous la blessure. Elle revint. Avec beaucoup plus de force, beaucoup plus de pression. Il étouffait, se mourait, et Charlotte n’était plusun pansement suffisamment fort pour empêcher la plaie de saigner. Si la terre qu’il avait foulée lui avait toujours semblé insipide, elle avait quelque chose d’incohérent avec sa nature
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désormais.Et son paradis ne l’attendait nulle part ici. Aucune oasis dans ce désertd’envie, oùballoté par le vent du destin, il courait comme une touffed’herbes desséchée sur les dunes de la vie. On l’appelait ailleurs. Qui ? Un « lui» idéal qu’ilne percevait que faiblement, mais avait un besoin pressant de le découvrir. Sur cette terre, dans ce pays, il était tronqué. Il était une loque avilie et déshumanisée, sans pain, sans travail. Et les rires innocents de Charlotte ne faisaient qu’accroitre les voix dans sa tête, ses démons se multipliaient. La naïveté de Charlotte n’arrivait plus à colmater les brèches. Il la haïssait pour ça. Alors, il partit. Il courut vers ce phantasme de bonheur qui sait voguer dans l’esprit des migrantstelle la voixd’unesirène déchainée.
Lampedusa, le point de chute. La chute, cen’était pas d’être parvenu quelque part pour se poser ou faire escale. C’était plutôt s’écraser comme un avionabattu en plein vol. Voici alors le bout du trajet,voyage dantesque au travers des cercles de l’enferpour n’arriver…à rien. Ou arriver sur une île hantée: Lampedusa était remplie de fantômes. C’était des visages agonisants de soif et de douleur au désert, les regards implorants face au doigt qui les désigne acquisition en Libye ; ceux qui disparaissaient sous le miroir trouble des eaux de la méditerranée,après s’être débattus comme de beaux diables à la surface. A la danse macabre des visages tordus de panique,s’ajoutait la musique sinistre des cris d’agonie. Il ne sut quand il fut enlevé près des cadavres de ses compagnons d’infortune, ni quand on le conduisit dans une pièce où il se retrouva au milieu des autres survivants du naufrage. Ils étaient en quarantaine, leur avait-on dit, dans un bateau au large de l’île.
Quand il retrouva ses sens, il entendit une voix lointainel’interpeller. Un homme blanc, au visageà moitié couvert d’un masque, lui tendait un bol avec une substance rougeâtre à l’intérieur. Il était en bras de chemise, une jaquette bleu-marine passée au-dessus, les mains gantées. Après avoir fait des signes de la tête et des mains, il déposa le bol avec une cuillère en plastique devant lui. Dans la salle où il se trouvait, il y avait une cinquantaine de personnes : tous des épaves repêchées à la mer, autour desquelles des hommes et des femmes en bleu tournoyaient. Au fond de la salle, quelqu’un pleurait : un malien avec qui il avait échangé quelques motssur l’embarcation avant que le vent ne se lève, que les eaux ne se mettent à danser dangereusement et que la vague n’arrive. La première estocade n’avait pas eubesoin d’être violente. L’embarcationpneumatique, remplie à craquer, avait déversé son trop plein à la mer. Parmi ceux quise débattaient dans l’eau, à grand renfort de cris, il y avait le cousin du malien, un adolescent de dix-sept ans environ. Ils tendaient les bras, fouettaient l’air,disparaissaient sous les eaux pour réapparaitre, essayaient en vain de crier au secours ; leurs voix se brisaient contre les assauts aqueux. Ils se noyaient etles vagues poussaient l’embarcation loin d’eux.Quelques-uns avaient réussi à s’accrocher aux cordages,et tentaient, avec l’aide des autres, de remonter à bord. Il y eu une accalmie de la mer cadencée par les gémissements et, de temps en temps, un Maghrébinà la manœuvre d’un appareil de communication. Il tentait de trouver du secours. La nuit, la tempête revint, plus violente.Des vagues hautes s’abattaient sur eux, le ventsoufflait fort, menaçaitde renverser l’embarcation à tout moment. Ils s’accrochaient les uns aux autresautantqu’ils le pouvaient. Et déjà, quatre adolescents étaient inertes, enfoncés sous ses jambes et ceux de ses voisins qui résistaient aux assauts des eaux. Ils étaient morts. Il devait y en avoir encore d’autres, il n’en doutait pas, même si la lumière chancelante de quelques lampes ne voyageait que sur des visages paniqués, mais encore vivants. Puis, vint une vague beaucoup plus violente que les précédentes. Il était perdu dans de noires pensées quand il sentit l’embarcation pencher.Une vague immense les souleva. Les cris reprirent. Une jeune femme, serrant contre elle une fillette, bascula de la partie haute de l’embarcation et vint le percuter. Enessayant de s’agripper les uns aux autres,le reste chavira. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il s’est retrouvé à l’eau. Comment avait-il réussi à se sauver alors que plusieurs allaient à la dérive? Il ne s’ensouvenait plus vraiment. Ce qui lui revenait avec ténacité, ce sont lescorps qui s’abattaient sur lui, le maintenant sous l’eau. L’embarcation s’était renversée.
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*****
La quarantaine avait duré dix jours. Une centaine de quidams déboussolés avait été conduit dans le centre d’accueil de Lampedusa. C’est là qu’il sut que c’était un navirede passage qui leur avait porté secours. On leur fit passer par des tests médicaux et des questionnaires. Plus tard, ils étaient une soixantaine réunie dans une salle où on leur annonçaqu’ils ne pouvaient pas rester: ils n’étaient pas demandeurs d’asile.Ils allaient être conduits en Sicile, et de là, rapatriés en Tunisie où des relais allaient les recevoir. En attendant, ils pouvaient se reposer,manger, boire, respirer, marcher…vivre. Et lui, était-il seulement en vie ? Avait-il survécu au désert, à la traite, au naufrage ? Quand il baladait son regard vitreux sur les paysages des chemins qui entrainaient ses pas, il se savait absent. Comme un fantôme qui traverse les murs, comme ceux qui le hantaient. Alors, il se remit à penser à Charlotte. C’était une révolte, le symptôme silencieux d’une vie à laquelle il ne croyait plusavoir droit. Il pouvait demeurer fantôme. Charlotte ! Ça sonnait plus fort pourtant, comme une lumière rebelle qu’on ne peut supporter et qu’on ne peut non plus éteindre. Elle revenait malgré lui.Insolemment.
*****
Quand un avion-cargo le vomit à Bamako après plus d’une année de périple,le voyage retour avait déjà commencé. Il y avait ces voix familières et ces odeurs connues du terroir, ces pulsions et envies qui l’assaillaient.Il lui restait seulement de sapercevoir de ces appels provenant de chez lui. Une organisation d’accueil des réfugiés le prit sous son aile; il y rencontra d’autres compatriotes avec lesquels il s’organisapour trouver de petits jobs pour survivre.Une autre année passa avant qu’il ne puisse enfin répondre à ces voix et retourner chez lui. Quand il posa le pied sur le sol natal, après avoir couru sans trêve, il le vit pour la première fois. Une terre nouvelle, pleine de promesses… et d’absence.Charlotte était morte de chagrin. Elle lui avait laissé un fils. La maison où ils avaient connu un peu de bonheur croulait au milieu de leurs champs envahit de hautes herbes. Et une vieille dame rompue d’amertume, qui avait étésa belle-mère, luienfouit l’enfant dans les bras et disparut.Sans un mot, sans un reproche. C’était sonhéritage.
Il se reconstruit doucement, après des nuits de cauchemars, des journées de remords, des soirées à penser à Charlotte. Souvent, il se demande pourquoi il était parti si loin pour comprendre qu’il devait rester. Il voyait ce questionnement sur certains regards fuyant. Et d’autres trouvaient en l’échec de son voyage une raison de pitié.Pourtant, questionner le pourquoi il était parti, c’était aussi questionner le sensde l’aventure humaine. Les escalesde l’histoire donnent souvent de nouvelles directions. Mais jamais, à l’avance, onne connait et ne connaitra la destination finale. Car, parfois, mourir c’est vivre et vivre c’est mourir. Et quand il regardait derrière lui, tout commençait à avoir un sens. Enfin ! Parti vagabond del’Eldorado, il revenait prophète. Son message à ses congénères, dans le regard desquels il voyait la même flamme qui l’avait poussé à l’aventure, était simple : « La meilleure aventure pour laquelle on devrait mourir, est celle qui transforme notre héritage,même s’il est un enfer, en Eden. L’abandonner pour un autre trésor,c’estmourir deux fois. »
Quand la porte se referme sur le fruit de ses labeurs, quand il voit les rayons de lune tomber en stries sur les tôles de sa nouvelle champignonnière,il comprend que son paradis n’avait jamais été qu’ici. Et s’il pouvait contempler, avec gratitude, son fils dormirles poings fermés, cela signifiait que Charlotte lui avait pardonné. De là où elle reposait, elle devait savoir qu’il avait trouvé la paix dans son rire juvénile.
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