La lecture à portée de main
183
pages
Français
Ebooks
2019
Écrit par
Jacques Marchand
Publié par
Québec Amérique
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Ebook
2019
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Publié par
Date de parution
06 février 2019
Nombre de lectures
14
EAN13
9782764437537
Langue
Français
Poids de l'ouvrage
1 Mo
Publié par
Date de parution
06 février 2019
Nombre de lectures
14
EAN13
9782764437537
Langue
Français
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1 Mo
Du même auteur
Un petit gros au bal des taciturnes , récit, Montréal, Fides, 2006.
Les vents dominants , roman, Montréal, l’Hexagone, 1999.
Le Premier Mouvement , roman, Montréal, l’Hexagone, 1987.
Claude Gauvreau, poète et mythocrate , essai, Montréal, VLB éditeur, 1979.
Traduction littéraire
Miss Emily et la Mort , Traduction de poèmes de Michael Harris, Montréal, VLB éditeur, 1984.
Projet dirigé par Marie-Noëlle Gagnon, éditrice
Conception graphique : Nathalie Caron
Mise en pages : Marquis Interscript
Révision linguistique : Sylvie Martin et Sabrina Raymond
En couverture : Alan Turing à l’âge de 24 ans. Archives de King’s College, Université de Cambridge.
Conversion en ePub : Nicolas Ménard
Québec Amérique 7240, rue Saint-Hubert
Montréal (Québec) H2R 2N1
Téléphone : 514 499-3000, télécopieur : 514 499-3010
L’auteur tient à remercier, pour leur appui, le Conseil des arts du Canada ainsi que le Conseil des arts et des lettres du Québec.
Nous reconnaissons l'aide financière du gouvernement du Canada.
Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien. L'an dernier, le Conseil a investi 157 millions de dollars pour mettre de l'art dans la vie des Canadiennes et des Canadiens de tout le pays.
Nous tenons également à remercier la SODEC pour son appui financier. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d'impôt pour l'édition de livres – Gestion SODEC.
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Marchand, Jacques, auteur La joie discrète d’Alan Turing / Jacques Marchand. (Littérature d’Amérique)
ISBN 978-2-7644-3751-3 (Version imprimée)
ISBN 978-2-7644-3752-0 (PDF)
ISBN 978-2-7644-3753-7 (ePub)
I. Titre. II. Collection : Collection Littérature d’Amérique.
PS8626.A719J65 2019 C843’.6 C2018-942562-8 PS9626.A719J65 2019
Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2019
Dépôt légal, Bibliothèque et Archives du Canada, 2019
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés
© Éditions Québec Amérique inc., 2019.
quebec-amerique.com
Le port de Southampton, mai 1926.
Pour permettre aux passagers de débarquer, des matelots viennent d’immobiliser une longue passerelle de bois entre le ferry et le quatrième quai du port. Alan ralentit le pas au milieu de la passerelle, il lève la tête pour respirer l’odeur curieuse qui le saisit aux narines. Du pain à peine sorti du four. D’où est-ce que ce parfum peut bien venir ? Il plisse les yeux à cause du soleil de midi. Au loin, au-delà d’un vaste espace ouvert, il voit des rangées de hangars et de baraquements. Il doit hâter le pas, tout le monde est pressé de descendre à terre. Les conversations précipitées des hommes et des femmes derrière lui se mêlent aux cris des oiseaux marins qui tournoient sans relâche là-haut. Par prudence, pour éviter de trébucher, il pose une main sur la rambarde. Ses chaussures neuves en cuir noir ne font pas vraiment corps avec lui, elles sont trop grandes – une idée de ses parents qui, devant le commis-vendeur, ont dit qu’il fallait penser à la croissance à venir de leur fils. Ils tiennent surtout à rester constipés du porte-monnaie, songe Alan. Il a l’impression que des ampoules sont en train de se former autour de ses talons.
De sa main libre, il fouille dans une poche de sa veste, geste machinal pour s’assurer que les trois noix de Grenoble y sont encore. Sa mère les lui a données lors des adieux à Saint-Malo. Il a déjà mangé le sandwich au pâté, mais il ne doit ni manger ni égarer les noix de Grenoble. Elles vont lui porter chance. À treize ans, il ne mord plus à l’hameçon de la religion, il ne veut adhérer qu’aux lois et aux méthodes de la science, mais il reste malgré tout attaché à quelques superstitions de son cru.
Pendant le court voyage en mer, les vibrations constantes des moteurs se transmettaient à tout son corps. Lui donnaient des étourdissements. Il est tout de même resté captivé par les reflets argentés de la lumière du matin sur les vaguelettes de la Manche. L’odeur de pain qui flotte dans l’air maintenant l’euphorise, elle lui lave le visage des relents d’urée et de fond de cale qui s’insinuaient dans tous les recoins du ferry. La sensation du soleil sur son front et sur ses joues lui fait plaisir aussi. Comme chaque fois qu’il est surexcité, il sent les poils de sa nuque se hérisser.
Une vingtaine d’années plus tard, Alan prendra l’habitude, certaines nuits, pour retrouver le sommeil après un mauvais rêve, de reconstruire en pensée cette minute de bonheur animal sur la passerelle, il tentera de la revoir dans ses moindres détails.
Sur le gravier sombre du quai, il s’arrête un instant. Un certain chaos règne dans le port à cause de la grève générale déclenchée il y a deux heures à peine. Un homme en uniforme bleu met ses mains en cornet devant sa bouche pour crier de façon répétée une phrase dont Alan n’arrive pas, à cause du vacarme, à saisir le sens.
Des voyageurs aux yeux gris de fatigue vont et viennent en s’observant les uns les autres et en s’interrogeant du regard comme pour savoir jusqu’à quel point ils doivent paniquer. À la droite d’Alan, une femme éclate d’un rire sonore où perce l’anxiété. Sur le ferry déjà, une atmosphère de désastre a commencé à planer dès l’instant où le capitaine a appris par le biais des ondes radio qu’après des jours de flottement et d’hésitation, le Trades Union Congress venait de décider, en appui aux travailleurs des mines, de paralyser l’industrie lourde et les transports publics partout en Angleterre. La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. La plupart des femmes à bord ont encaissé le coup en arborant un air pincé, mais des hommes tout près de la chaise d’Alan sur le pont, des Français et des Britanniques au visage en alerte, se sont mis à dire qu’il fallait convaincre le capitaine de faire demi-tour pour les ramener en France. Il a eu honte pour eux. Maintenant il avance à pas circonspects, en prenant le temps de rassembler ses idées, vers l’endroit où on s’affaire à débarquer les malles et les bagages les plus divers. Il vient d’apercevoir sa bicyclette. Un garçon avec un chien roux sous le bras passe devant lui et lui jette sans raison un regard chargé de haine. Qu’est-ce qu’ils ont tous à s’énerver ? Alan ne comprend rien à cet affolement. Angry bastards everywhere. Il n’y a pas de quoi se ronger le foie juste parce que les trains ne roulent plus. Pour lui, cette grève est une pure merveille, il y voit un présage favorable. Un signe du destin. Sa vie va enfin prendre un véritable tournant.
En grande conversation avec lui-même, il secoue la tête, rejette en arrière la mèche de cheveux qui lui retombe aussitôt sur le front. Il ouvre sa main droite et l’approche de ses dents pour infliger une morsure délicate aux callosités à la base du majeur et de l’annulaire. De manière confuse, il devine que c’est la distance mise entre sa famille et lui qui l’allège et l’exalte. Les dizaines et les dizaines de miles. Il imagine ses parents faisant la sieste en ce moment dans la petite villa étouffante de la rue du casino à Dinard, il voit le visage sans expression de sa mère, la bouche ouverte de son père, qui ressemble à un mort quand il dort, il voit le cuir marron des fauteuils capitonnés du salon. Pour la première fois de sa courte vie, il goûte au bonheur d’échapper à toute contrainte. Il ne dépend plus que de lui seul. Submergé par un sentiment d’espace, de commencement absolu, il se rend compte qu’il n’a plus à être celui qu’il a été jusqu’ici.
Le soleil tape dur. Alan s’éponge le front avec la manche de sa veste. La laine du vêtement est encore imprégnée de l’odeur de John. Depuis toujours, Alan doit user jusqu’à la trame les vestons, les manteaux, les chandails, les pantalons et même les sous-vêtements que son frère aîné a portés jusqu’à ce qu’ils deviennent trop étroits pour lui. Les Turing ne sont pas, à proprement parler, des avares, mais on peut dire qu’une certaine parcimonie fait partie de l’air qu’ils respirent. Alan ne sait presque rien d’autre au sujet de ses parents. Il doit se satisfaire, à défaut de vraies conversations avec eux, d’observer leur