Liberté et fatalité
223 pages
Français

Liberté et fatalité , livre ebook

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Description

Nietzsche se défend de séparer « l'un de l'autre l'amour et la raison ». Mais, dans son oeuvre, l'amour dont il est question n'est pas l'amour de la vie, mais l'amor fati, lequel est acquiescement à l'impermanence des choses, à leur contingence et au monde comme volonté de puissance. Il s'ensuit que la raison en devient elle-même raison de la fatalité, antithèse irréductible des rationalités logicienne ou morale. Cette raison tragique, dont les autres noms sont « passion philosophique », « pensée libre » ou « sagesse sauvage », constitue la raison de vivre du philosophe dionysiaque.

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Publié par
Date de parution 02 juillet 2020
Nombre de lectures 7
EAN13 9782140153235
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,1000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Bertrand Dejardin
LIBERTÉ ET FATALITÉ Essai sur la raison de vivre chez Nietzsche
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE bibliothèque
Collection « Ouverture philosophique » Série « Bibliothèque » dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
La série « Bibliothèque » comporte des ouvrages qui inaugurent ou complètent la connaissance des philosophes en explorant leur problématique, leur argumentation et leur héritage.
Dernières parutions
Martin MEULIN,La raison de la tradition. De l’éthique à la politique par l’entrelacement de la culture et des vertus. Aristote et MacIntyre, 2020. Pascal GAUDET,La fondation de l’humain, Recherche kantienne, 2019. Daniel HOROWITZ,Leibowitz ou l’absence de Dieu, 2019. Arno MÜNSTER (en collaboration avec Fabio Mascaro Querido), Le marxisme « ouvert » et écologique de Michael Löwy.Hommage à un intellectuel « nomade », 2019.Paul DUBOUCHET,Girard et Tresmontant, balayeurs et constructeurs. Pour le monothéisme, 2019. Pascal GAUDET,Le projet démocratique. Recherche kantienne, 2018.
Bertrand Dejardin
Liberté et fatalité
Essai sur la raison de vivre chez Nietzsche
Du même auteur chez L’Harmattan
L’immanence ou le sublime, Observations sur les réactions de Kant face à Spinoza dans la Critique de la faculté de juger,2001.
Pouvoir et impuissance, Philosophie et politique chez Spinoza,2003.
Terreur et corruption, Essai sur l’incivilité chez Machiavel,2004.
L’art et le sentiment, Éthique et esthétique chez Kant,2008.
L’art et la raison, Éthique et esthétique chez Hegel,2008.
L’art et la vie, Éthique et esthétique chez Nietzsche,2008.
L’art et l’illusion, Éthique et esthétique chez Freud,2009.
Éthique et esthétique chez Spinoza, Liberté philosophique et servitude culturelle,2012
Nietzsche ou la « sagesse sauvage »,2016.
La liberté, la pensée et la mort chez Platon et Montaigne,2018
La liberté, l’existence et la mort chez Spinoza et Freud,2018
Le hasard est-il contingent?,2019
© L’Harmattan, 2020 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
www.editions-harmattan.fr
ISBN : 978-2-343-20503-8 EAN :9782343205038
« La vie n’est pas un argument » NIETZSCHE,Le Gai Savoir, 121.
Avant-propos
« Nous autres qui avons soif de la raison, nous voulons examiner les événements de notre vie aussi sévèrement que s’ils étaient des expériences scientifiques, heure par heure, jour par jour ! Nous-mêmes voulons être nos propres cobayes. »Le Gai Savoir, 319
 Existe-t-il une raison universelle de vivre ? La vie a-t-elle un sens que la raison pourrait connaître ? S’est-il trouvé un seul être humain qui ne se soit pas posé la question ? Qui sait ? Beaucoup y ont sans doute répondu par une autre question : à quoi bon s’interroger sur des raisons de vivre qui restent introuvables puisque, si une telle raison était évidente, elle l’aurait été de tout temps et la question ne se poserait donc plus. Cette attitude est peut-être la plus profonde et la plus sincère, mais aussi la plus juste, car elle témoigne d’une certaine indifférence envers ce qui est inutile comme, par exemple, de trop longues méditations philosophiques. Il faut reconnaître que cette question a quelque chose d’indécent et qu’y répondre pourrait l’être encore plus. En effet, s’interroger sur la vie suppose d’avoir quelque loisir. Keynes avait observé que la philosophie est une science de rentier, ce qui est assez vrai, car il faut n’avoir rien de vital ou d’urgent à accomplir pour penser, sans l’espoir d’aboutir à un résultat concret et profitable pour la vie elle-même. Toutefois, Keynes ne semble pas en avoir déduit que la philosophie n’est pas une science du fait même de son inutilité pratique. La question de savoir s’il existe une raison de vivre est, il faut donc le reconnaître, une question d’oisifs. Certes, il ne faut pas confondreraison de vivre et motif de vivre, et encore moins raison de vivre et raison de survivre. Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas ici de décrire les mécanismes physiologiques ou psychologiques qui poussent naturellement tout être vivant à se soustraire à la misère, à la douleur, à la privation de liberté et à la mort. Plus généralement, avant d’être confronté à de tels risques qui n’ont rien de rare, tout être vivant a comme principal souci de vivre aussi bien que possible, souci lié à l’occupation la plus universelle qui soit, à savoir le travail. Il faut donc avoir l’honnêteté de reconnaître que, pour se poser une telle question, il faut n’avoir rien d’autre à faire que de s’adonner à des spéculations qui ne sont d’aucune aide chez ceux pour qui vivre, c’est faire ce qu’il faut pour continuer à vivre. On ne peut condamner cette attitude de bon sens qui se refuse à penser à des problèmes insolubles.
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 Mais ce détachement ne compense pas le dépit qui résulte de l’impossibilité de savoir pourquoi on passe d’un jour à l’autre autrement qu’en espérant que le suivant sera plus heureux, ou qu’il ne le sera pas moins que celui qui s’achève. Il n’est pas facile de renoncer à la raison et de vivre en s’abandonnant à des croyances, causes fréquentes de déconvenues qu’une réflexion rationnelle aurait pu éviter. C’est ce que n’a pas fait Nietzsche : en légitimant une oisiveté noble, Nietzsche a pensé la vie en immoraliste, en philosophe dionysiaque ayant inversé les valeurs et les certitudes idéales qui ont perverti le lien naturel, mais tragique, qui unit vie et raison. C’est parce qu’il n’y a pas de motifs de vivre et parce que la vie n’a pas de valeur intrinsèque que la raison offre une forme de salut qui consiste à voir et à penser la vie pour ce qu’elle est, afin de s’affranchir de toutes les interprétations et de toutes les évaluations qui imposent de la supporter au-delà de ce qui est juste pour un « penseur libre ». Ce n’est pas parce que la raison semble incapable de donner ou de trouver un sens à la vie qu’il faut congédier la pensée rationnelle pour préserver le sens contre elle, ou perdre raison et espoir simultanément. Au contraire, c’est l’absence de justification ou de motif suffisants de vivre qui rend la raison plus nécessaire encore, afin de conserver vis-à-vis de la vie et de sa cruauté une liberté grâce à laquelle sont évitées l’hostilité ascétique envers elle ou, au contraire, une obstination à survivre à tout prix consécutive à sa sacralisation ou à sa surévaluation ; la raison permet de vivre sans tenir à la vie même, et c’est en ce sens que, chez Nietzsche, la raison et la pensée libre sont indissolublement liées à la « connaissance tragique ».  La question est toutefois ouverte de savoir pourquoi, en ce qui concerne cette éventuelle raison de vivre, s’adresser à Nietzsche, question qui justifie une double réponse : la première se trouve dans le fait que, si on relit certains philosophes – à défaut de pouvoir les lire et de les comprendre tous –, on se trouve souvent face à une réponse déséquilibrée en ceci que soit la raison prévaut sur la vie, soit la raison et la vie se séparent totalement : chez Platon, philosopher, c’est apprendre à mourir, car la vie éloigne l’âme de son désir le plus profond qui est de connaître ce qui est immuable. Chez Augustin, la vie de l’homme ne lui appartient pas, car seul Dieu peut la donner et la reprendre, quelles que soient les souffrances qu’un être humain endure ; l’homme ne peut donc, à l’instar des philosophes tels le stoïcien Varon, vouloir ne plus vivre et concevoir la vie de telle sorte que cette volonté d’en finir avec elle ne soit pas 1 un crime. Montaigne, peu sensible aux « humeurs transcendantes » , estime que la vie sans la mort serait plus insupportable encore, ce qui en dit long sur la valeur qu’il lui accorde : « Imaginez de vray combien seroit une vie perdurable, moins supportable à l’homme et plus pénible, que n’est la vie que je luy ay donnée. Si vous n’aviez la mort, vous me maudiriez sans cesse de
1 « Ces humeurs transcendantes m'effraient »,Essais, III, XIII, p. 254, p. 1115.
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2 vous en avoir privé » . Descartes ne laisse aucun doute sur la relation entre la raison et la vie ; non seulement « toute la conduite de notre vie dépend de nos 3 sens », mais il confirme que les idées claires et distinctes n’ont guère d’utilité pour vivre : « J’ai toujours mis une très grande distinction entre l’usage de la vie et la contemplation de la vérité. Car, pour ce qui regarde l’usage de la vie, tant s’en faut que je pense qu’il ne faille suivre que les choses que nous 4 concevons très clairement » . Quant à Spinoza, il nous fait savoir que la 5 connaissance rationnelle ne connaît que les choses superficiellement et qu’il faut se tourner vers une connaissance du troisième genre pour saisir l’essence des choses, connaissance en vertu de laquelle tout individu est soumis corps et âme au déterminisme de la nature, ce qui a pour conséquence qu’un homme libre conduit par la raison ne peut accorder aucune valeur à une vie donnée, et 6 cela, parce que rationnellement rien n’a de valeur , sans pour autant méditer 7 la mort malgré son inexorabilité. L’un dit non à la vie, l’autre dit non à la mort, un autre toujours un peu ambigu ne conçoit pas la vie sans le soulagement de la mort ; certains séparent raison et vie ou donnent à penser que la mort ne peut être l’objet d’une réflexion rationnelle. Plus tard, Freud avec sonAu-delà du principe de plaisir, nous fera savoir qu’il existe une pulsion de mort, un désir de mettre fin au désir, dont l’aboutissement est 8 retardé par Éros, qui, à la fin, perd toujours .  Il faut alors se diriger vers Nietzsche : si certains ont avoué leur hostilité à la vie, il les renvoie à la faiblesse de l’idéalisme ; à ceux qui renoncent à penser rationnellement la vie, il oppose la psychologie de la volonté de puissance ; contre ceux qui, en scientifiques et donc en matérialistes rigoureux, font de la vie l’effet d’une cause, il déploie une « passion philosophique » qui les congédie – « les esprits libres prennent des libertés même à l’égard de la 9 science » – ; contre tous, il affirme la nécessité d’une « sagesse sauvage ». C’est en ce sens que Nietzsche lie la raison et la vie contre tous ceux qui pensent ne pouvoir vivre leur vie qu’en ignorant ce que la raison leur enseigne, c’est-à-dire contre les sages ascétiques, les jouisseurs compulsifs et les fanatiques du bonheur ou de la joie, tous aussi décadents les uns que les autres :
2 I, XX, p. 130, p. 96. 3 DESCARTES,Dioptrique, AT, VI 81, p. 651. 4 Réponses aux secondes objections, AT, IX 117. 5 « Les principes de la Raison sont des notions qui expliquent ce qui est commun à toutes choses, et n’expliquent l’essence d’aucune chose singulière »,Eth., 2, démonstration de coroll. II de XLIV.6 EthSi les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept de., 4, LXVIII, « chose bonne ou mauvaise aussi longtemps qu’ils seraient libres ». 7 Eth., 4, LXVII, « Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie ». 8 Voir sur tout ceci : B.DEJARDIN,La liberté, le pensée et la mort chez Platon et MontaigneetLa liberté, l’existence et la mort chez Spinoza et Freud. 9 GS., 180.
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10 « La décadence se traduit par cette préoccupation du bonheur . » Ni le 11 plaisir ni le bonheur ne font partie des préoccupations du philosophe dionysiaque : « Chercher le bonheur ? J’en suis bien incapable. Rendre 12 heureux ? Mais il y a pour moi tant de choses plus importantes . » Si le bonheur n’est pas une perspective philosophique rationnelle, cela ne discrédite pas la raison ; au contraire, lorsqu’elle n’est plus déroutée par des finalités illusoires, sa puissance libératrice s’en trouve renforcée. Telle est la thèse soutenue ici.  Mais pourquoi parler de raison, pourquoi s’y référer, alors même que la sagesse dionysiaque semble être le thème le plus déterminant de la pensée nietzschéenne ? Il ne faut toutefois pas perdre de vue que la référence à la raison, certes plus discrète, est constante chez Nietzsche et que, comme le rappelle la citation duGai Savoirmise en exergue, elle correspond à un besoin, lequel est confirmé en ces termes, lorsque Nietzsche reconnaît se sentir proche de Thucydide et de Machiavel qui tous deux ont « la volonté absolue de ne pas s’illusionner, et de voir la raison dans la réalité – non pas dans la “raison”, 13 et encore moins dans la “morale” » . Cet hommage à la raison dans la réalité semble soustraire la pensée rationnelle à sa contamination par les idéalistes, 14 qui ont commis le crime de « tourner la raison contre la raison » . L’entreprise de Nietzsche, bien connue sous le nom « d’inversion des valeurs », consisterait aussi à détourner la raison d’elle-même pour la réorienter vers la réalité, afin d’y découvrir, logiquement, rationnellement, ce qu’elle seule pouvait constater sans se tromper, à savoir qu’il n’y a pas de raison dans la réalité et que, si l’on espère l’y trouver, c’est parce que certains ont eu le pouvoir de faire croire que le cours des choses obéissait à une logique idéale.  Or, chez Nietzsche, la vertu de la raison est de conduire au fatalisme, à l’amor fati, et, du fatalisme, à la pensée libre, et c’est bien cette liaison entre raison et fatalité que Nietzsche met au jour comme si elle était une question de survie :
10 FP., XVI, 14 [92], p. 67. 11 « La recherche du plaisir comme but de la morale est caractéristique des natures souffrantes et opprimées »FP., IX, 7 [38], p. 265. 12 FP., X, 21 [20], p. 312. 13 Cid., § 2, p. 148 ; de même,FP., XIV, octobre-novembre 1888, p. 365. 14 GM., III, 12.
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