Jours de fièvre à "Las Gracias" - Tome 1
177 pages
Français

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris

Jours de fièvre à "Las Gracias" - Tome 1 , livre ebook

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus
177 pages
Français
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus

Description

[Extrait] Le Padre Poncorvo, aumônier de la caserne, fit irruption dans les cuisines, essoufflé et suant. Il y trouva Pablo Pombo occupé à égrener des épis de maïs au-dessus d’une énorme marmite fumante.
– Óla ! Padre, lui dit ce dernier de sa voix de stentor. Qu’est-ce qui vous amène dans mes cuisines ? Nous sommes moins habitués à vos visites qu’à celles de votre perroquet...
À peine eut-il prononcé ces mots que le volatile en question pénétra à son tour dans la salle à grands coups d’ailes pour aller ensuite se poser sur une étagère d’où il se mit à observer les deux hommes de son œil rond.
Le Padre s’épongea le front, souleva légèrement sa moumoute pour aérer son crâne et jeta un regard circulaire dans la vaste pièce qui puait l’huile chaude et le beurre rance. Puis il demanda à Pablo Pombo :
– Où sont vos marmitons ?
– Sortis au potager de Yang Tsu-King pour y déterrer des patates douces et des carottes, répondit Pablo.
Le Padre parut soulagé. Il s’approcha des fourneaux.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 07 novembre 2018
Nombre de lectures 3
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

FRANÇOIS TROTET
Jours de fièvre à « Las Gracias » ROMAN Tome 1
FRANÇOIS TROTET
Jours de fièvre à « Las Gracias »
2
Du même auteur
Le Panama, Collection « Méridiens », Karthala, 1991. Henri Michaux ou la sagesse du Vide, essai, Albin Michel, 1992. Le Chant du griot, roman, Collection « Écritures », L’Harmattan, 1997. Petit Carnet de faits divers, roman, Collection « Sombres climats », Climats, 1999.
3
François Trotet
Jours de fièvre à « Las Gracias »
Roman
4
Le Padre Poncorvo, aumônier de la caserne, fit irruption dans les cuisines, essoufflé et suant. Il y trouva Pablo Pombo occupé à égrener des épis de maïs au-dessus d’une énorme marmite fumante.  – Óla ! Padre, lui dit ce dernier de sa voix de stentor. Qu’est-ce qui vous amène dans mes cuisines ? Nous sommes moins habitués à vos visites qu’à celles de votre perroquet... À peine eut-il prononcé ces mots que le volatile en question pénétra à son tour dans la salle à grands coups d’ailes pour aller ensuite se poser sur une étagère d’où il se mit à observer les deux hommes de son œil rond.  Le Padre s’épongea le front, souleva légèrement sa moumoute pour aérer son crâne et jeta un regard circulaire dans la vaste pièce qui puait l’huile chaude et le beurre rance. Puis il demanda à Pablo Pombo :  – Où sont vos marmitons ?  – Sortis au potager de Yang Tsu-King pour y déterrer des patates douces et des carottes, répondit Pablo.  Le Padre parut soulagé. Il s’approcha des fourneaux.  – Ce pour quoi je viens et ce dont j’ai à vous entretenir doivent rester entre nous, Pablo, strictement entre nous, dit-il rapidement. Jurez-le moi sans réserve devant Notre Seigneur Dieu, le tout puissant à Qui on ne peut rien cacher car Il voit tout, comprend tout et sait tout…  Pablo eut un froncement de sourcils étonné. Il fixa un instant l’aumônier, puis, constatant le trouble évident de ce dernier, il hocha la tête en guise d’assentiment.  Le Padre s’épongea à nouveau le front.  – Comment faites-vous donc pour rester devant cette marmite bouillante avec la chaleur qu’il fait ? demanda-t-il.  – Le métier le veut, Padre, répondit placidement Pablo Pombo. À la longue on s’y fait... Et puis, qui sait, sans doute est-ce là une bonne préparation pour être plus tard en mesure d’endurer tous les feux de l’enfer dont vous nous menacez tous à longueur de prêche...  Chaque fois que des grains de maïs tombaient dans l’eau, un nouveau petit nuage de vapeur s’élevait. Le Padre Poncorvo alla chercher un tabouret et vint s’asseoir non loin du cuisinier.  – Voilà, dit-il en remontant légèrement le bas de sa soutane, je suis venu vous demander d’augmenter de façon conséquente les doses de bromure que vous mettez quotidiennement dans l’ordinaire de nos soldats, sans quoi nous ne tarderons pas à connaître de sérieux problèmes !  Pablo Pombo qui avait fini d’égrener un épi en posa la rafle, puis il se retourna vers le Padre.  – Comment ça ? s’étonna-t-il.  Le Padre poussa un soupir de désespoir, et levant les bras au ciel il s’écria :  – Si vous les entendiez, Pablo ! …Si vous les entendiez comme moi, en confession, vous comprendriez vite la situation ! Jamais encore jusqu’à aujourd’hui ils ne m’avaient débité un tel chapelet d’abominations !… En ce moment, nos hommes ne pensent qu’au sexe, Pablo, au sexe avec un grandS, comme l’initiale de Satan ! Ils me parlent, sans vergogne, de femmes en chaleur comme autant de chiennes qui viendraient leur rendre visite la nuit, et dont ils s’emploient à calmer les ardeurs dans des orgies sans fin… Ils me confessent tous des érections incontrôlées à toute heure du jour et de la nuit, des envies soudaines masturbations ou de sodomie, et
5
mille autres horreurs du genre... Et s’ils s’en accusent, ils le font avec une légèreté déconcertante, sans que je puisse déceler le moindre soupçon de remords ou de repentir dans le timbre de leur voix !…  Pablo Pombo hocha la tête d’un air entendu, puis, d’un geste lent, il se passa une main sur la toison humide de son torse.  – …Rien que de très normal, Padre ! dit-il. Nous en avons déjà un peu parlé ensemble, n’est-ce pas ? Ça fait plus de deux mois maintenant que notre commandant n’a pas rappelé les filles ! Ils sont tous là, comme des lions en cage, à se morfondre autant que dans un bagne ! On ne peut que les comprendre et les absoudre : eux n’ont pas signé, comme vous, un engagement de chasteté à vie… Il n’y a que vous pour supporter ce genre de situation ! Et dites-vous bien, Padre, que pour ma part, si je n’avais pas tous les soirs la Conchita dans mon hamac, serrée tout contre moi, pour m’aider à passer la nuit, …hé bien vous me verriez moi aussi venir m’agenouiller dans votre confessionnal pour vous avouer quelques gentilles petites histoires d’érections spontanées ou d’éjaculations non contrôlées !…  – Je sais, je sais..., répondit le Padre avec un geste agacé de la main. Mais justement, la chose devient critique. Je vous le dis entre nous, Pablo : uncoïtus ininterruptusgénéral risque fort d’embraser, comme une traînée de poudre, la garnison toute entière ! Figurez-vous que les hommes se mettent à m’en parler ouvertement, comme d’une chose naturelle, allant presque de soi, et qui n’est plus de l’ordre des fantasmes ! Nous sommes sur un volcan prêt à exploser ! …Bromure ! bromure ! bromure ! s’écria-t-il par trois fois en tapant du plat de sa main sur la table. Pablo, je vous en conjure ! Double dose de bromure, s’il vous plaît. …Je vais d’ailleurs aller de ce pas m’en entretenir avec le commandant !  Pablo Pombo eut un geste d’apaisement.  – Ne vous mettez donc pas dans des états pareils, Padre ! La nature humaine est ce qu’elle est, et c’est pas vous qui allez la changer à coup de pénitences et de prières ! Il faut vous faire une raison ! D’ailleurs, Dieu n’a-t-il pas fait l’homme pour le meilleur et pour le pire ?…  Le Padre Poncorvo continuait à s’agiter sur son tabouret. Le chef- cuisinier ajouta alors :  – …C’est entendu, Padre, je vais leur augmenter la dose, et vous verrez qu’à ce régime-là nos soldats auront vite fait d’avoir la crête en berne. Ils vont nous redevenir tous aussi paisibles et sages que des agneaux de lait. Nous allons leur faire avoir, à tous, de frileuses petites quéquettes d’enfant Jésus… Ne vous en faites donc pas, Padre : à la prochaine confession vous n’aurez pratiquement plus de clients et plus d’absolutions à distribuer…  Le Padre poussa un soupir de soulagement et il se signa par deux fois en murmurant : «Dieu vous entende, Pablo ! Dieu vous entende !»  – ...Puisque vous allez lui parler, reprit Pablo Pombo, vous devriez tout de même rappeler au commandant qu’il joue avec le feu ! Et qu’il a tort de s’en prendre comme ça à toute la garnison pour la faute supposée de quelques-uns ! C’est un mauvais calcul de sa part. Qu’il veuille venger la mort de Lolita-la-Vieja, c’est une chose, et on peut l’admettre, mais qu’il le fasse de cette manière, ça c’est proprement inhumain, reconnaissez-le ! ...Il n’y a, en plus, aucune preuve qui laisse à penser que la Lolita n’est pas tout simplement morte de mort naturelle. Le toubib nous a clairement laissé entendre qu’elle avait succombé à un surmenage. Et c’est compréhensible, non ? Voilà un bon moment qu’elle aurait dû se ranger, la vieille ! À son âge, elle avait mieux à faire que de continuer à s’occuper des plaisirs de la chair ! Avouez qu’elle n’aurait plus dû faire partie de la troupe, même au titre d’accompagneuse ! Et en plus, à ce que je sais, au cours des ébats, elle n’était pas en reste sur ses copines ! Si elle avait su se mettre au régime sec à temps, elle serait toujours de ce monde ; vous ne croyez pas, Padre ?...  Le Padre Poncorvo ne répondit pas. Il avait écouté Pablo Pombo d’une oreille distraite. Autre chose le préoccupait. Il se leva, replaça la moumoute sur son crâne, puis lança un regard inquiet vers la porte des cuisines, craignant visiblement l’arrivée impromptue des deux marmitons. Enfin, à voix basse, il dit au chef-cuisinier :
6
 – Pablo, s’il vous plaît, tant que vous y êtes, donnez-moi aussi quelques pincées de votre bromure, je crois que je vais en avoir besoin ces temps-ci...  Pablo eut un léger sursaut. Il s’exclama, surpris :  – Ah bon ? Alors vous aussi, Padre ? La prière ne vous suffit plus ?  Il se gratta la tête et ajouta :  – …Je commence à croire qu’en effet les hommes vous en ont raconté quelques-unes de bien vertes et de bien salées !  Devant l’air apeuré du Padre, il n’en rajouta pas et il se dirigea vers l’étagère sur laquelle trônaient quatre énormes bocaux de terre cuite. Chacun affichait, sur son ventre rebondi, une lettre peinte en noir :A,B,C,D. Pablo se saisit du bocalBet il vint le poser lourdement sur la table.  – Tenez, dit le Padre en lui tendant une petite boîte en métal argenté.  Pablo souleva le couvercle du bocal, ouvrit d’un ongle la boîte, puis, à l’aide d’une petite cuillère, il la remplit de poudre grise.  – …Voilà, Padre, dit-il en rendant la boîte, …vous avez là de quoi faire fuir tous vos démons !  – Ce ne sont pas mes démons, Pablo, soupira plaintivement le Padre, ce ne sont pas mes démons mais ce sont ceux des autres qui finissent par venir m’assaillir !
 Au moment précis où le Padre glissait la boîte dans la poche intérieure de sa soutane, les aides cuisiniers entrèrent, portant chacun, à bout de bras, un cageot chargé de patates douces. Tous deux saluèrent le Padre. Mais celui-ci, comme pris en faute, s’éclipsa prestement sans même leur répondre.  Le perroquet sur son étagère sembla partagé entre le désir de demeurer aux cuisines et celui de suivre son maître. Optant finalement pour ce choix, il prit son envol en poussant un cri strident et s’échappa par la porte restée ouverte.  Antonio posa son cageot à terre, au pied de la grande table.  – Le Padre n’a pas l’air bien dans son assiette aujourd’hui, remarqua-t-il.  – Hum ! grommela Pablo Pombo en hochant la tête. T’en fais pas, fiston, maintenant il a ce qu’il faut à mettre dans son assiette pour assaisonner ses petits plats...  – Qu’est-ce que vous dites, chef ? demanda Antonio.  – Rien, rien, …occupe-toi de remettre ce bocal sur l’étagère et d’aider Mario à peler les carottes, répondit le cuisinier.  Il revint à ses fourneaux, puis, subitement, se retournant vers les marmitons, il leur demanda :  – Dites-moi, vous deux, est-ce que par hasard vous êtes allés vous confesser, ce matin ?  Les marmitons hochèrent négativement la tête. Satisfait, Pablo Pombo se mit à égrener les derniers épis de maïs au-dessus du chaudron.  «En voilà deux au moins qui se soulagent sans emmerder le monde», pensa-t-il rassuré.
7
Lorsque l’ordonnance Vicente Vasquez annonça la visite du Padre Poncorvo au commandant Otelo Garcia, celui-ci venait tout juste de clore sa communication radio mensuelle avec son supérieur direct, le général José-Manuel Curtombiaz. Il était occupé à retirer une à une de sa veste d’uniforme ses multiples décorations, les replaçant chacune dans leur écrin respectif. Sa main droite ne comportant plus qu’un seul doigt, l’index, et bien qu’il fut gaucher, c’était là une tâche qui exigeait de sa part et du temps et de la concentration.  Depuis qu’il se trouvait en poste sur l’île deLas Gracias, le commandant Garcia se parait ainsi de toutes ses médailles avant chaque communication radio avec l’état-major. Il en avait fait un rituel immuable. Il est vrai que les occasions de les porter s’avéraient peu nombreuses. Mais c’était là aussi, pour lui, une manière discrète de vérifier, à leur éclat, si son vieil ordonnance ne faillissait pas dans sa tâche… Une fois la communication radio établie, tout en exposant le rapport du mois, le commandant ne cessait de se contempler dans le grand miroir accroché au mur. Il tirait de cette vision tout l’orgueil et toute l’assurance nécessaires pour s’exprimer à son supérieur de la voix ferme et posée que l’on est en droit d’attendre d’un officier digne de son rang.  – Fais-le patienter quelques minutes, dit-il à son ordonnance sur un ton légèrement contrarié.
 Lorsque le Padre pénétra dans la pièce, il était toujours aussi rouge et suant que quelques instants plus tôt, lorsqu’il s’était trouvé dans les cuisines.  – Óla, Padre ! s’exclama l’officier qui avait pris place derrière son bureau. Que me vaut votre visite à cette heure-ci ? D’ordinaire, les vendredis matins, jours de pénitence, vous êtes à la chapelle pour vos confessions. D’ailleurs je n’allais pas tarder à m’y rendre moi-même...  Sans y avoir été invité, le Padre Poncorvo vint s’asseoir et il poussa un soupir si sonore que le commandant lui demanda :  – Quelque chose ne va pas ?… Vous m’avez l’air épuisé ! Seriez-vous souffrant ?  Le Padre hocha lourdement la tête et il soupira à nouveau avant de répondre :  – C’est exact, señor comandante, je le suis. Mais si vous me voyez épuisé, c’est seulement nerveusement que je le suis. D’ailleurs, c’est précisément au sujet des confessions que je suis venu vous voir… Aujourd’hui, je vous avoue avoir été contraint de les écourter...  Le commandant chassa d’un revers de la main une mouche qui lui tournait autour depuis un moment, puis il dit à l’aumônier :  – Voilà qui est regrettable, Padre. Je ne doute pas que vous ayez de bonnes raisons pour avoir agi de la sorte, mais vous n’ignorez pas avec quelle impatience nos hommes attendent ce moment de la semaine… Vous êtes le seul à qui ils peuvent se confier en toute liberté, et ça leur fait du bien. Dans la situation d’oisiveté et d’ennui dans laquelle ils se trouvent, c’est un moment de soulagement et de réconfort dont il ne faudrait pas les priver ! 8
 Le Padre eut un petit geste d’agacement et rétorqua :  – Sans doute, sans doute, commandant. Je veux bien que la confession leur soit un exutoire salutaire, mais il y a tout de même des limites ! Et je ne suis pas là, que je sache, pour leur servir de fosse à purin. Je suis un homme moi aussi, que diable ! Je n’ai jamais eu la prétention d’être un saint. ...Quand ils se mettent à me déverser toutes les saloperies qui leur passent par la tête, il arrive un moment où, malheureusement, je ne peux plus continuer à les écouter !…  Le commandant Garcia fronça les sourcils et afficha une expression de vif mécontentement.  – On ne saurait se dérober à sa mission, Padre, dit-il sur un ton sévère. …Dans l’exercice de ses fonctions, chacun a sa croix à porter, n’est-ce pas ? Eh bien celle-ci est la vôtre !  Le Padre n’était pas en état d’en convenir.  – C’est simple, et je vous le dis tout net, commandant, si les hommes continuent à prendre le confessionnal pour des latrines, je n’assurerai plus les confessions !  Le commandant se gratta le lobe de l’oreille, ce qui signifiait chez lui qu’il avait entendu et qu’il réfléchissait…  – …Dans ce cas, dit-il au bout d’un instant sur un ton conciliant, il y a peut-être une solution, Padre : si vous ne pouvez plus supporter le contenu de leurs confessions, mettez-vous donc une petite boule de coton dans chaque oreille. Quand vous les verrez s’arrêter de parler, donnez-leur votre absolution, comme si de rien n’était, et passez au suivant. Personne ne vous en voudra pour ça…  – Señor comandante ! s’exclama le Padre visiblement choqué par la proposition, si j’agissais ainsi il me faudrait à mon tour passer à confesse !...  Le commandant haussa négligemment les épaules.  – Oh ! vous, Padre, rétorqua-t-il, vous n’avez pas d’inquiétude à avoir, il me semble. Vous avez vos propres accommodements avec Dieu, chacun sait ça, n’est-ce pas ? ...Mais dites-moi donc ce que les confessions d’aujourd’hui avaient de si particulier qu’elles vous aient obligé à les interrompre.  Le Padre se racla la gorge, croisa les bras, et déclara :  – Fini le temps des aveux et des repentirs pour de petits larcins, de simples tricheries au jeu ou d’innocentes empoignades !… Les confessions de ce matin tournaient toutes, comme déjà celles de la semaine dernière d’ailleurs, autour du sexe et de l’aveu de pensées malsaines et lubriques, devenues obsessionnelles. Et ce ne sont plus seulement des pensées, commandant : sachez qu’elles se concrétisent déjà par quelques graffitis obscènes que j’ai découverts gravés à la pointe du canif sur les parois de mon confessionnal… Cela devient intolérable, et si vous voulez mon avis, le phénomène est en train de prendre des proportions alarmantes. Vous avez privé les hommes de la visite des filles ; le résultat est qu’ils en deviennent dangereusement obsédés ! Ils ne me parlent plus que de ça et me dévoilent tous leurs fantasmes ! …Commandant, je suis venu vous avertir que si nous avons des débordements et des cas d’actes contre nature qui se commettent entre nos murs dans les jours à venir, il ne faudra vous en prendre qu’à vous… Les chambrées sont sur le point de devenir de véritables lupanars ; des lupanars sans femmes, mais pas sans sexe. Et si jamais vos hommes ont le malheur d’y prendre goût, vous pourrez alors dire adieu à toute discipline militaire...  Visiblement, le commandant n’appréciait guère le tour pris par la conversation. Il interrompit son interlocuteur en frappant du plat de sa main gauche sur le bureau.  – Écoutez, Padre, la discipline, j’en fais mon affaire et, sur ce plan, je n’ai de conseils à recevoir de personne, sauf de mes supérieurs. Quant à vous, je vous conseille de demeurer sagement dans le cadre de vos attributions : occupez-vous de calmer leur esprit en les menaçant de tous les enfers possibles et imaginables si, comme vous le laissez entendre, les hommes ne parviennent plus à maîtriser leurs pulsions. Un point c’est tout ! Car, sachez-le, il est hors de question que je revienne sur ma décision ! La troupe des filles ne débarquera pas àLas Gracias avant le mois prochain, ...et encore si d’ici là nous avons élucidé les véritables circonstances de la mort de la señora Lolita-la-Vieja, ...que Dieu et l’Immaculée Conception veillent avec
9
indulgence sur l’âme de cette malheureuse. Je vous rappelle d’ailleurs, à l’occasion, que celle-ci a toujours besoin du soutien actif de vos prières...  Le Padre Poncorvo en convint. Il hocha la tête d’un air contrit, comme pris en faute, et il se signa à trois reprises avant de dire, sur un ton plus posé :  – ...Je n’ignore pas, señor comandante, à quel point vous appréciiez la regrettée Lolita-la-Vieja et combien sa mort vous a, à juste titre, attristé. Mais croyez-moi, les hommes n’y sont pour rien. Ne les en rendez pas responsables. Dieu, dans Sa sainte et miséricordieuse justice, a rappelé cette âme à Lui. Le docteur Dominguez a été formel dans son diagnostic : le cœur de la señora a cédé parce qu’il était déjà malade et vieillissant. Si la señora se sentait fatiguée, c’était à elle, sans doute, de refuser de participer, pour une fois, à « la danse rituelle » de la chambrée numéro trois !  Les remarques du Padre Poncorvo ne furent pas du goût du commandant qui s’énerva pour de bon.  – Votre avis, calqué sur celui du docteur Dominguez, ne m’intéresse nullement, dit-il d’un ton acerbe et tranchant. Restons-en là, Padre. Si c’est tout ce que vous aviez à me dire, vous pouvez à présent vous retirer. …Mais je vous conseille tout de même d’accomplir votre mission parmi nous avec tout le sérieux qu’on est en droit d’exiger de vous. Quant à moi, je sais pertinemment ce que j’ai à faire pour que l’ordre qui a toujours régné entre ces murs soit fermement maintenu... et vous n’échappez pas vous-même, Padre, à ce contrôle que je dois exercer sur l’ensemble des membres de la garnison dont vous faites partie ! Ne l’ignorez pas et tenez-vous le pour dit !…  Il y avait, dans le ton abrupt du commandant Garcia et dans ses propos, une menace à peine voilée. Le Padre n’insista pas. Il se leva, lissa le devant de sa soutane, et dit, avant de sortir :  – Je retourne à la chapelle et je vous y attends, commandant, puisque vous désirez vous confesser...  Mais le commandant Garcia secoua la tête et eut un geste du bras en direction de l’aumônier :  – Non, non, Padre, allez où bon vous semble, dit-il. Tout compte fait, c’est inutile. Je ne viendrai pas..., je n’ai jamais que pécadiller …seulement du véniel, rien de mortel... Cela pourra attendre la semaine prochaine…
1
0
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents